Pour qui sonne le glas ?

 – En avant toute ! Telle est la formule que nous aimerions laisser à l’histoire ! Vers quoi, vers où ? Je ne le sais pas plus que vous… Des pistes d’aéroport par centaines, des autoroutes par milliers, des bateaux de croisière de trois mille passagers dans des cabines exigües, des voitures faites pour rouler à deux cents à l’heure et cantonnées par les règlements à cent trente, des déchets alimentaires monstrueux jetés à la poubelle, la liste est longue…

– Mais, cher ami, cette présentation est trop facile, nous aurions voulu, nous aussi, prendre le temps, évaluer les conséquences de nos actes. Cela dit, comment y parvenir, dites-moi un peu ? Les pays à faible coût nous obligeaient à licencier pour diminuer nos charges, les sociétés d’investissement exigeaient un rendement financier toujours supérieur, le consommateur en voulait toujours plus pour le même prix, comment aurions-nous pu agir autrement ? Un exemple ? Mon voisin de palier dirigeait une petite boite, basée sur la sécurité informatique dans les grandes entreprises. Eh bien, un hacker a réussi depuis Dehli à percer son système : en un mois, il a dû mettre la clef sous la porte ! Alors ?

– Peut-être le coronavirus était-il nécessaire après tout, pour remettre les pendules à l’heure…

– Comment cela, nécessaire, vous êtes fou ? Comment payer ceux qui s’arrêtent de travailler parce qu’ils ne veulent pas œuvrer sans masque ? Et des masques, jusqu’à hier, il n’y en avait pas… Comment verser les dividendes attendus par ceux qui ont investi dans nos entreprises ? Cela me fait une belle jambe de savoir qu’il est impossible d’offrir à tous le niveau de vie des Occidentaux sans faire sauter la Terre entière !

– Écoutez ! J’ai bien connu comme vous le monde des affaires. Là règne en maitre le triptyque de l’argent, du pouvoir et du sexe, chacun commandant l’autre ! Et vogue la galère … Mais si vous ne parvenez pas à faire comprendre aux puissants qu’un excès de luxe ne les mène nulle part, que céder aux attraits du sexe à tout va peut les conduire en prison, que jeter aux plus pauvres un regard méprisant est une faute contre l’esprit, nous n’en sortirons jamais !

                – Et comment comptez-vous réformer le monde, Monsieur le discoureur ? Croyez-vous que les moteurs essentiels de l’homme puissent être changés alors que le veau d’or régnait déjà voici deux-mille ans sur les puissants de l’époque ?

– Non, les ressorts éternels de l’humanité sont toujours là, je dis simplement que les limitations de Roosevelt au pouvoir financier des plus aisés, la discipline des Britanniques acculés à combattre les nazis, les lois sociales du général de Gaulle, sont nées des drames de la dépression et de la guerre, mais aussi du besoin de solidarité que nous éprouvons tous. Et nous portons ces qualités, il suffit de les redécouvrir. N’est-ce pas à cela que servent les difficultés ? Les dix pour cent les plus riches détiennent dans le monde une fortune équivalente aux quatre-vingt-dix pour cent restants. N’est-ce pas une stupidité ?

– Admettons.  

 -À l’heure où un matérialisme démesuré a pris le pouvoir sur la planète, il faut rendre à l’immatériel la mesure qui lui revient. Nous devons rester réalistes et pourtant demander l’impossible : réalistes car il est vain de réfléchir dans l’abstrait, il faut garder le contact avec le vivant, il faut redonner toute leur place aux valeurs essentielles dont le sentiment national fait partie, celles qui ont fait de nous ce que nous sommes. Mais le temps est aussi venu de promouvoir les esprits éclairés. Que nous disent ceux d’aujourd’hui ? Ils nous disent que le monde entre dans une phase dangereuse dont son extinction même fait partie, ils nous disent que si la liberté de chacun doit être respectée, la redistribution constitue une nécessité absolue et l’éducation des plus pauvres une obligation impérative ; ils nous disent qu’il ne faut pas renoncer à nos traditions, ressort suprême des nations, mais qu’il ne faut pas oublier les valeurs éternelles de solidarité et de fraternité. Est-ce cela demander l’impossible ? Tout cela ne peut pas réussir sur un signe du doigt, bien sûr, mais l’ONU, utile quoi qu’on en dise, est née des horreurs des deux guerres et un autre conflit mondial a été évité grâce à elle.

– Vous y croyez encore, à ce machin ?

– Je pense qu’il ne serait pas inutile de créer une instance consultative mondiale où serait analysées un certain nombre d’idées simples : éducation renforcée pour tous, partage des excès de richesse, aide directe aux plus démunis ? N’était-ce pas déjà l’idée du club de Rome au début des années 70 ?*

Pourquoi un « comité des sages » réunissant les meilleurs esprits de l’époque ne pourrait-il tenter d’infléchir une évolution globale qui nous conduit tous à la ruine et à la disparition ?

                Le glas commence à sonner à l’échelle de l’humanité toute entière… Il sonne, vous dis-je, ne l’entendez-vous pas ? Alors, qu’attendons-nous ?