Conférence à la Maison de l’Europe de Paris
Origine et enseignements
I – La situation en 1914 Pour la bourgeoisie intellectuelle et marchande, le monde est sur la voie d’un progrès sans fin. Les crises sont certes inévitables mais faites pour être surmontées. Personne n’a mieux exprimé ce sentiment que Stefan Zweig dans ses «souvenirs d’un européen» Voici ce qu’il écrit depuis son exil brésilien, en1940 : « Il est sans doute difficile de peindre à la génération actuelle qui a été élevée dans les catastrophes … l’optimisme, la confiance dans le monde, qui nous animaient, nous les jeunes du début de ce siècle. Les hommes devenaient plus beaux et plus sains grâce au sport, à la nourriture meilleure, à la réduction du temps de travail et à une relation plus intime avec la nature. Les voyages étaient devenus moins onéreux, plus commodes et la nouvelle audace des hommes les rendaient plus hardis dans leurs pérégrinations, moins craintifs et économes dans leur manière de vivre … Seul celui qui a vécu cette époque de confiance universelle sait que tout depuis n’a été que décadence et obscurcissement» Et il conclut « Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte … » .
Que s’est-il donc passé?
1 – Les raisons objectives de type socio-économiques
Je ne m’étendrai pas sur ce point, bien connu de la plupart d’entre vous. Il est nécessaire cependant d’y jeter un coup d’œil pour planter le décor. ,. Chacun sait que, face à une puissance commerciale et industrielle déclinante, la Grande- Bretagne, deux puissances émergentes s’affirment de plus en plus: les Etats-Unis et l’Allemagne. Quelques chiffres permettent d’éclairer le débat. Ce sont d’abord ceux du commerce international en 1911 : Angleterre : 27MMF, Allemagne : 21, USA :16, France :13, Pays-Bas: 12, Russie : 6, Empire Austro-Hongrois : 5,5, Italie : 5. Ensuite ceux de l’accroissement annuel du produit national brut entre 1896 et 1913 France: 1.7 %, Angleterre: 2,1% ,Allemagne et USA : 2,8% On mesure à ces indices la formidable expansion industrielle et commerciale allemande dans le même temps que se développe sa puissance militaire (en particulier la Marine avec l’amiral Tirpitz). En résumé, en 1914 la course aux armements est bien engagée et dans presque tous les grands pays européens, le complexe militaro industriel symbolisé par Krupp est en place Au même moment, deux exutoires commencent à se fermer:
L’expansion coloniale ralentit: la grande époque des conquêtes coloniales s’achève: L’Afrique est partagée entre les grandes puissances, l’Inde, l’Indochine, le Moyen-Orient, sont largement sous influence, les territoires vierges se raréfient, le temps du monde fini commence~ L’émigration en particulier vers les Etats-Unis ralentit aussi : il ne faut pas oublier qu’au 19ème siècle, près de vingt-cinq millions d’Européens ont traversé l’Atlantique, le gros d’entre eux s’étant dirigés vers les USA. Or ceux-ci adoptent maintenant une position plus restrictive (qui culminera en 1921 par le système des quotas). Bref, les deux soupapes qui ont permis un «transfert» du dynamisme européen se ferment peu à peu. Les peuples d’Europe sont maintenant face à leur destin.
2- Les raisons culturelles.
Aucune explosion n’aurait été possible sans une intervention de l’inconscient collectif, disons de l’âme des peuples, et je voudrais m’appesantir sur ce point. Contrairement aux USA qui se sont fondés sur la rupture avec le passé, l’Europe est riche, trop riche de traditions historiques à fort contenu héroïque qui remontent très loin dans le temps. Cette tradition héroïque souvent teintée de spiritualité est un facteur de fermentation redoutable. Elle a été partiellement occultée par un siècle et demi de rationalisme qui commence, disons, à l’époque des lumières, mais ce rationalisme n’a touché l’âme des peuples que superficiellement. Notons à ce propos que les explorateurs, même si leurs motifs sont souvent commerciaux, voire de pure et simple conquête, sont presque toujours assimilés à des missionnaires et que leurs aventures sont présentées comme héroïques. Rappelons-nous Brazza, René Caillé ou Livingstone : l’Europe continue à sacraliser tout ce ou ‘elle entreprend.
A partir de 1905, le rationalisme, d’ailleurs limité à une fraction de la société, perd de son emprise face à une formidable montée du nationalisme romantique. Le «culte des héros» trouve partout un terrain favorable. Regardons la question de plus près, chez les principaux protagonistes. France C’est Clemenceau qui ouvre le bal sur le mode laïque après le coup de Tanger.
Qu’écrit-il dans l’Aurore du 1er juin 1905? « Être ou ne pas Être: voilà le problème qui. se pose pour la première fois depuis la guerre de cent ans face à une implacable volonté de suprématie. Nous devons à nos mères, à nos pères et à nos enfants de tout épuiser pour sauver le trésor de vie FRANCAISE que nous avons reçu de ceux qui nous précédèrent et dont nous devrons rendre compte à ceux qui nous suivront…» Il est aussitôt relayé par tous ceux qui vont donner une dimension mythologique, voire mystique à ce sentiment instinctif.
– C’est Maurice Barrès avec sa série des «bastions de l’Est» et en particulier «Colette Baudoche» publié en 1909, sans doute le plus représentatif, livre dans lequel il exalte les vertus « françaises» maintenues par les Lorrains sous occupation allemande.
– C’est Charles Peguy, revenu au catholicisme, qui, après avoir écrit «notre patrie» en 1905, insiste sur le «peuple inventeur de la croisade», sur la «nation privilégiée de Dieu», et qui met en avant le thème «héroisme et sainteté» -C’est le crêpe maintenu sur la statue de Strasbourg place de la Concorde après 1907
– C’est enfin le véritable culte rendu à Jeanne d’Arc perçue comme l’incarnation des valeurs «françaises» à base de foi, de courage et d’esprit chevaleresque. Allemagne On ne dira jamais assez à quel point l’Allemagne de l’époque est dominée par la Prusse et la Prusse par la caste militaire. Or, comme le disait déjà Mirabeau, la Prusse est une « armée qui possède un Etat ». Et cet état véhicule, lui aussi, de très fortes valeurs mythologiques. Au premier rang de celles-ci, le culte du souvenir des ordres militaires, Porte-Glaive et Teutoniques, avec leurs chevaliers glorieux arborant le grand manteau blanc à croix rouge avec épée, ou simplement à croix noire: 12 au 15ème siècle ‘
Familles de hobereaux prussiens, les junkers; orgueil de leurs ascendants: Moltke, Manteuffel. Les Hohenzollern eux-mêmes remontent au 14ème siècle sans discontinuité depuis 1340. En 1370 le second, Frédéric 1er, margrave de Nuremberg devient électeur de Brandebourg et ses descendants ducs, puis rois de Prusse (différence avec Capétiens, Valois, Bourbons) Le romantisme nourri à ces sources est immense. Guillaume II autour de 1910 construit le Haut Koenigsbourg en Alsace et restaure Kaltenborn en Prusse Orientale. Rappelons-nous les noms mythiques qui enflamment l’imagination allemande: Kurland: Courlande, Livland : Livonie, lacs de Mazurie, forteresses de Kulm ou de Marienwerder. Marguerite Yourcenar dans le «coup de grâce», Michel Tournier dans le «Roi des aulnes» ont bien illustré ce thème. Réécoutons le chant de la Prusse Orientale cité par Tournier: « Le poing se serre sur la lance Les rênes tiennent ferme l’étalon Ainsi chevauchons nous d’Ouest en Est Le glaive à la main, la charrue ouvrant le sol Pour accomplir l’œuvre des chevaliers allemands … » Citons aussi Wagner et le culte des héros, Siegfried, Lohengrin et les autres… Ceci dit, il importe de souligner que ces mythes fondateurs sont gérés par la caste des officiers dans un esprit austère, d’inspiration religieuse luthérienne et de tradition chevaleresque. N’oublions pas non plus l’Italie avec D’Annunzio ou la GrandeBretagne, pourtant commerçante et pragmatique avec son immense empire et son non moins immense orgueil insulaire: «rule Brittania ». Quant à la Russie, encore largement paysanne et très fortement attachée à sa spiritualité propre, elle vibre chaque fois que les frères orthodoxes apparaissent menacés. L’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François Ferdinand et l’ultimatum l’Empire Austro-hongrois catholique vont déchaîner la ferveur populaire.
En résumé, les peuples européens, riches d’une histoire millénaire et magnifique, vont se ruer les uns sur les autres sûrs de leur bon droit, au nom de Dieu, en fait au nom de l’idée mythologique qu’ils se font d’eux-mêmes. La 1ère fracture est donc d’essence chevaleresque, c’est au fond le dernier avatar de l’Europe des croisades, de l’Europe héroïque du Moyen âge. C’est la « grande illusion» de Jean Renoir. La guerre à ses débuts est exaltante et purificatrice. Écoutons à nouveau la grande voix de Zweig parlant de Vienne le jour de la déclaration de guerre : «Une ville de 2 millions
d ‘habitants éprouvait à cette heure le sentiment de participer à un moment qui ne reviendrait plus jamais, où chacun était appelé à jeter son moi infime dans une masse ardente pour s’y purifier de tout égoïsme. Toutes les distinctions de rang, de langues, de classes ou de religion étaient submergées par le sentiment débordant de la fraternité … » Voici que le rideau se lève. Maintenant commence le temps de l’horreur quotidienne, du déluge de fer et de feu, bientôt celui des gaz de combats, de la boue, de la misère physique et morale, en un mot celui des désillusions, celui aussi de l’affaiblissement, voire de l’affaissement des valeurs traditionnelles qui n’ont pas su empêcher l’hécatombe.
Conclusion de la première partie
C’est l’alliance d’un complexe militaro-industriel et d’idéologies militantes qui a rendu la confrontation possible, nous y reviendrons, le tout dans une atmosphère de délire collectif qui a complètement occulté les réalités de la guerre moderne.
II – La deuxième fracture européenne 1916/1945: le délire idéologique
L’affaissement des valeurs traditionnelles, même si ce sont elles, ô paradoxe qui ont permis à la plupart des nations démocratiques à forte cohésion interne de «tenir» jusqu’au bout, l’effroi devant la perspective de la mort quotidienne, les difficultés liées aux privations, vont constituer, dans les Etats les plus divisés ou les plus faibles, le lit des idéologies totalitaires. Revenons sur ce point. Je suis de ceux qui pensent que l’être humain a besoin de certitudes pour faire face aux difficultés de l’existence, qu’il ne peut en un mot vivre longtemps sans un corps de doctrine qui constitue une explication globale du monde. Rares, très rares sont ceux qui sont capables de se regarder en face, sans rien qui permette d’atténuer ce que la réalité peut avoir d’insoutenable. .
Ecoutons ce que dit un esprit pénétrant qui s’interroge de l’autre côté de l’Atlantique sur l ‘héritage européen, je veux parler d’Octavio Paz « Absolutisme et totalité sont les deux faces de la même réalité psychique. Nous recherchons la totalité, l’unité, parce qu’elles sont la réconciliation avec le tout, de notre être isolé, orphelin et errant, la fin de l’exil qui a commencé avec la naissance. Nous nécessitons l’absolu parce que lui seul peut nous donner la certitude de la vérité à laquelle nous aspirons de toutes nos forces … » Et plus loin, il conclut : « Le totalitarisme confisque les valeurs religieuses, il les vide de leur contenu et se recouvre de leur manteau … » Ces observations vont nous servir de guide
1 – La révolution bolchevique de 1917
La révolution bolchevique aurait-elle pu réussir sans la guerre. Réponse: non!
-D’abord parce qu’objectivement, ce sont les Allemands qui ont mis Lénine dans un wagon plombé
– Ensuite parce que ce sont les massacres quotidiens, les privations, les désillusions qui ont dressé le peuple russe contre le tsar, bien plus qu’un rejet de classe. Nicolas II est faible, mais respecté, au moins au début. Avec beaucoup d’intuition, Raspoutine, sentant le manque de cohésion du pays, avec ses classes moyennes peu nombreuses et sa forte hétérogénéité ethnique, avait d’ailleurs tenté de le dissuader d’ouvrir les hostilités. La vérité est que, face à la déroute des valeurs traditionnelles russes, religieuses et monarchiques, le communisme, offre une autre explication globale du monde, un succédané de foi, une sorte de religion laïque. C’est bien ce qui explique que beaucoup d’intellectuels du monde entier adhèrent à ce « grand espoir qui se lève à l’Est ». C’est aussi ce qui explique le caractère implacable de la guerre civile entre les Blancs et les Rouges: en dernier ressort, il s’agit d’une guerre de religion non avouée. On ne meurt ou on ne tue jamais si bien qu’au nom de la foi. Des esprits pénétrants ne s’y tromperont pas. Dès 1919, Nicolas Chestov, philosophe émigré en France écrivait :
«De doctes esprits ont fait une science du matérialisme dialectique et, au nom de cette construction purement intellectuelle, l’Europe est priée de croire que le bolchevisme est une immense novation, légitimant par là même ) ‘esclavage le plus abject. .. » Et il ajoutait « Nous devons lutter contre l’obscurantisme rationaliste qui ~e prolonge en un terrorisme rationnel, avec sa dictature et sa police chargées de faire respecter la vérité scientifique qui, étant nécessaire, devient par conséquent obligatoire et à laquelle chacun doit se soumettre … » Mais parce que ce qu’il dit n’est pas dans le vent de l’histoire, personne ne l’écoutera. Ainsi la nuit du totalitarisme s’abat-elle sur la Russie sans que, et c’est là le + effrayant, sans que l’on puisse suspecter, au moins au début, la bonne foi du clergé rouge qui remplace celui du tsar et de l’orthodoxie pour instaurer sans état d’âme la dictature du prolétariat.
2 – Nazisme
Quinze ans plus tard, les mêmes causes vont produire les mêmes effets. Après une défaite jamais acceptée, la disparition de l’Empire (car il s’agit là encore d’un empire fortement autocratique, donc fragile), l’effondrement du mark et le désarroi des années folles, la crise économique de 1929 qui atteint en A. une force inouïe avec 6,5 millions de chômeurs, fait le lit de Hitler et d’une soi-disant philosophie qui prétend, elle aussi, à une interprétation globale de l’histoire. Comme le remarque très bien O. Paz, on retrouve là toute la mythologie traditionnelle «retournée», mise au service d’une idéologie totalitaire : Wagner promu au rang de compositeur officiel et de héraut d’une âme allemande guerrière, la primauté du sang transformée en doctrine raciale, l’exaltation des valeurs viriles transformé en obéissance «ac cadaver» au chef suprême, mais aussi les « Napolas », textuellement: «établissements d’enseignement national politique » … , ces« châteaux de l’ordre nouveau », sortes de couvents militaires inspirés des forteresses teutoniques, (il y en eut 40), où sont élevées dans le mépris de la mort et le culte des valeurs nazies, l’élite de la jeunesse sélectionnée selon des critères très stricts. On y retrouve enfin l’affirmation de la supériorité d’une race née pour dominer le monde, la légitimation de la mise en esclavage de tous les autres, sans parler des conséquences plus terribles encore nées dans le cerveau malade du dictateur, tout ceci poussé à un point de démence tel que l’on a peine à imaginer que le peuple allemand ait pu l’accepter. Plus étonnant encore, on peut se demander comment la caste des officiers prussiens, élevée dans le culte de l ‘honneur et d’une tradition exigeante a pu se donner à un monstre pareil? Je me penche dans mon livre sur quelques raisons connues. À noter dans le même esprit que, dès 1934, Hitler dote l’ Allemagne d’un soi-disant évêque protestant du Reich, issu en droite ligne du parti nazi, illustrant ainsi la récupération à son profit des valeurs traditionnelles.
Conclusion de cette deuxième partie L’effondrement des valeurs traditionnelles, issues de la longue histoire des peuples européens, comme le manque de légitimité démocratique des régimes concernés, (absence de soupapes … ) ont rendu possible les déchaînements bolcheviques comme la folie nazie. Constatons d’ailleurs que les seuls qui se soient élevés au péril de leur vie contre les dictatures, l’ont fait au nom de l ‘héritage religieux ou chevaleresque de leurs peuples: ce sont le plus souvent en URSS les tenants de la religion orthodoxe, persécutés sans pitié par Staline; en Allemagne, la «rose blanche» à Munich sera l’émanation des cercles étudiants catholiques et les tentatives répétées d’élimination d’Hitler s’exerceront au nom des valeurs traditionnelles de l’armée, ceci culminant avec l’attentat du 20 Juillet mené par le comte Stauffenberg, pur représentant du corps des officiers.
L’exception culturelle française
Chers amis danois,
Il m’est demandé de vous parler aujourd’hui de « l’exception culturelle » française, sujet délicat qui suscite dans la plupart des pays qui nous entourent le plus souvent de l’irritation, au mieux un sourire amusé. Et pourtant, il s’agit d’un sujet qui dépasse à dire vrai le cadre de la France et qui concerne tous les Européens, en tant qu’héritiers d’une histoire, comme d’une culture, multimillénaire. Pour bien savoir ce dont nous parlons, je rappelle que l’exception culturelle signifie le droit pour la France de ne pas soumettre les produits culturels que sont le livre et le cinéma français aux règles de l’OMC, ce qui veut dire les soustraire aux règles normales de la concurrence en conservant le droit de les encourager par des aides spécifiques. Je voudrais d’abord souligner un paradoxe qui me concerne. Je me suis toujours senti profondément international. Certes, je suis né français, mais je suis aussi européen d’adoption et citoyen du monde par conviction. La littérature française, pour riche qu’elle soit, ne m’a toujours paru qu’un rameau de la prodigieuse littérature européenne dont les romanciers scandinaves fournissent tant d’exemples magnifiques. Je ne suis donc sans doute pas le mieux placé pour parler avec toute la conviction nécessaire d’un sujet comme celui-là. Mais l’on pourrait dire à l’inverse qu’il n’est possible d’aborder ce thème qu’avec un minimum de recul. C’est donc la raison pour laquelle j’ai accepté de le traiter, avec toute la modestie requise, bien entendu. Je traiterai de la question en deux parties; Dans la première, je me pencherai sur l’origine du caractère français et donc de l’exception culturelle si elle existe. Dans la seconde, j’aborderai la situation de cette exception dans le monde d’aujourd’hui avec ses limites et, en même temps son caractère exemplaire.
1- Naissance de l’exception culturelle française
Il est bien connu que les Français aiment à se rattacher aux Gaulois (comme les Scandinaves aux Vikings). Cette fédération de peuples, globalement d’origine celte, occupaient le territoire français avant le début de l’ère chrétienne et il est intéressant de savoir ce que disait des Gaulois Strabon, chroniqueur et historien grec du premier siècle avant Jésus-Christ. » À leur franchise, dit-il et à leur fougue naturelle, les Gaulois joignent une grande légèreté et beaucoup de fanfaronnade, ainsi que la passion de la parure, car ils se couvrent de bijoux d’or… et leurs chefs s’habillent d’étoffes teintes de couleurs éclatantes et brochées d’or … » Et il ajoutait:
« Cette frivolité de caractère fait que la victoire rend les Gaulois insupportables d’orgueil, tandis que la défaite les consterne … » Les choses ont-elles tellement changé ? Toujours est-il que la conquête romaine s’abat sur ce peuple léger et tente de lui donner des habitudes de discipline. Et avec la conquête arrive aussi l’héritage de la Grèce antique avec ses rhéteurs et ses sophistes, entraînés à toutes les finesses de la spéculation intellectuelle. La France du Sud, avec sa Narbonnaise, province romanisée la première et moins sujette par la suite aux incursions des barbares du Nord (parmi lesquels les Vikings qui ont ravagé allègrement le Nord de la France), subira profondément l’influence de Rome et à travers elle de la Grèce. Ce n’est pas un hasard si la rhétorique y fleurira à loisir. On peut d’ailleurs dire qu’elle y fleurit toujours, nos provinces méridionales tombant volontiers sous le charme du beau discours et du beau parleur. N’oublions pas que les troubadours, ces poètes qui chantaient les charmes de la femme sont nés dans cette région … La galanterie française a des origines anciennes. Mais l’influence de la culture gréco-romaine marquera en fait toute la France. N’oublions pas que la classe de première qui précède le baccalauréat s’appelait d’ailleurs classe de rhétorique jusqu’en 1940 et que l’étude du latin et du grec, accessoirement de l’allemand, langue noble, marquera durablement les études et donc le caractère français, par opposition à l’anglais, langue des marchands que les jeunes Français cultivés n’apprenaient que par obligation. Se forme ensuite une deuxième particularité de l’esprit français: le goût de la centralisation. Pour des Scandinaves élevés dans le respect de l’opinion de chacun et des coutumes locales, le point est singulier. Mais le Royaume de France s’est organisé dès le départ sur le principe de la suprématie de l’autorité royale. Là où les chefs scandinaves étaient élus, là où le storting islandais réunissait toute la population une fois l’an à Thingvellir pour décider des questions importantes, le roi de France souhaitait décider seul et Louis XIV y parvint finalement. Sans doute était-ce la contrepartie obligée de l’indiscipline relevée par Strabon … Il faut noter que cet absolutisme de fait coïncida avec l’âge d’or du rayonnement français (17ème et 18ème siècle). Ce n’est donc pas non plus un hasard si après de brefs intermèdes révolutionnaires, le peuple français, nostalgique de sa grandeur passée, avait tendance à y revenir. Napoléon, puis après lui les Rois de France manifesteront ce type de retour à l’autorité centralisée. Et le phénomène ne s’arrêtera pas là puisque, après chaque période d’anarchie (révolution de 1848, Commune de Paris en 1871, Mai 1968), les Français voteront comme un seul homme pour la restauration de l’ordre et de l’autorité centrale. La France est donc un pays profondément conservateur qui ne progresse que par secousses. Soumission inattendue à l’autorité et esprit de contestation sont les deux mamelles du génie français. Comme le disait très bien le philosophe Alain: « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen : par l’obéissance, il assure l’ordre, par la résistance, il assure la liberté … Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie … » Reconnaissons que ce singulier mélange de goût du discours et d’abdication de l’esprit critique, de pensée unique et de contestation militante, ont donné quelques beaux fruits. L’histoire de France est un singulier mélange de folie et de raison, de gloire et d’échecs. Et ce mélange unique a forgé une conscience nationale très forte qui pose problème à la France dès lors qu’il s’agit d’Europe. Comme le résume à la fin du XIXème siècle le philosophe et historien Ernest Renan: « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour faire un peuple … »
Personne ne saurait nier que la conscience d’être un peuple est inhérente aux Français. Mais, deuxième caractéristique, le respect, voire l’amour des idées (un amour naïf et parfois puéril: voir le succès du « grand espoir (communiste) qui se lève à l’Est » chez les intellectuels) leur est sans doute plus naturel que nulle part ailleurs. Chaque Français est convaincu de porter en lui une pait d’idéalisme universaliste. Il ne déteste rien tant que la routine intellectuelle, il aspire maladroitement au neuf, à la cause noble qui va le transporter au delà de lui même. Montesquieu l’exprimait de la façon suivante: « Si je savais une chose utile à ma nation qui fut ruineuse à tout autre, je ne la proposerais pas à mon prince parce que je suis homme avant d’être français, ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard … » Assez de citations. Tentons de résumer. Le Français se sent universaliste de coeur, même s’il n’est souvent que provincial, il se voit comme défenseur de la liberté ici et partout, même s’il s’est souvent remis entre les mains de dictateurs ou d’hommes d’autorité (mais ces hommes avaient tous un point commun: ils lui promettaient la gloire au nom des idées … ). Il ne déteste rien tant que le langage de la plate raison, même si Descartes en a été un des inventeurs, il hait la routine, même s’il a développé un art de vivre qui accorde une grande place aux plaisirs domestiques, il se sent citoyen du monde même s’il vit retranché derrière les corporatismes et les privilèges… Bref, tout ceci fait une montagne de paradoxes, mais un peuple attachant, curieux, et convaincu, aujourd’hui encore de sa mission universelle, celle de concilier idéal et esprit pratique, liberté et soumission aux nécessités de la vie. Tel est, me semble-t-il, le caractère français, et c’est dans ce caractère que l’exception culturelle prend sa source.
2 – L’exception culturelle aujourd’hui
Nous l’avons dit: le Français est jaloux de ses prérogatives individuelles et attaché à ses traditions culturelles. Arrive sur ce terrain le concept de mondialisation et, pire encore de mondialisation culturelle. Il va donc se rebiffer.
Sur le plan économique, il ne peut s’agir que d’un combat d’arrière-garde, et il n’est d’ailleurs mené que par des acteurs secondaires. Si l’on peut admettre que le principe de précaution joue en matière de produits alimentaires (OGM ou autres), tous les acteurs du monde de l’industrie ou de la Finance savent bien qu’il faut s’adapter ou mourir. Je connais bien cet univers-là, et je peux affirmer que les chefs d’entreprise français ont su s’adapter tout en restant eux-mêmes. La grande industrie, qu’il s’agisse d’acier, de constructions navales, de BTP, d’industrie automobile, d’hôtellerie ou plus récemment de sociétés informatiques, est là pour en témoigner. Le chef d’entreprise français aborde sans complexe le monde d’aujourd’hui et a montré ses capacités, tout en restant fidèle à la tradition du repas d’affaires ou à ses moments de détente … Il me semble même qu’il est resté sensible à la culture et qu’il lui déplait (en général) d’être catalogué simplement comme un « professionnel » au sens anglo-saxon du terme. Mais il admet pleinement la nécessité du marché, il en comprend les mécanismes et il s’y adapte sans complexe. Reste le domaine proprement culturel où les Français dans leur ensemble vont se montrer beaucoup plus intransigeants. 1/D’abord parce que la langue est pour eux beaucoup plus qu’un ·élément de communication, en fait l’héritage d’une civilisation millénaire à laquelle ils sont profondément attachés. Cette langue leur paraît menacée par l’envahissement des produits culturels de langue anglaise. Ils vont donc tenter de s’y opposer. Notons que les moyens financiers dont ils disposent sont le centième de ceux de l’industrie des loisirs américaine, Hollywood étant le symbole de cette domination menaçante. C’est vraiment la lutte de David contre Goliath … Je sais bien que cet1ains diront que se soustraire aux règles de la concurrence va aboutir à une perte de créativité et à un risque de sclérose sur des positions acquises, et ce risque existe en effet. Mais à l’inverse, le risque de destruction pure et simple de la création française existe. Face à la puissance de l’industrie américaine du cinéma, comment les petits producteurs français pourraient-ils résister? L’exemple de plusieurs pays européens donne sur ce plan à méditer.
Le gouvernement, soutenu par l’opinion, va donc s’efforcer par toutes sortes de moyens : subventions à la production cinématographique, prix du livre, etc. de freiner le déferlement de ces produits « préemballés et prédigérés » que fabrique à tour de bras l’industrie américaine. Remarquons que, sur ce point, la position française s’exerce en fait en faveur du maintien de la tradition culturelle européenne dans son ensemble: l’existence du cinéma danois, de « Jour de colère » au « Repas de Babette », pour ne citer que deux films bien connus des Français, représente un actif qu’il ne faut pas laisser perdre, comme c’est le cas aussi du cinéma italien, allemand ou espagnol. La libéralisation totale des « produits culturels » si elle était réalisée, pourrait aboutir à l’asphyxie rapide des petits producteurs européens. 2/Ensuite parce que le contenu même de ces productions en série d’origine américaine paraît (confusément) au peuple français la négation même de ses traditions. Le goût de la violence, l’affirmation constante du rôle dominant de l’argent, et plus généralement la diffusion d’un modèle qui fait peu de place à la culture, réveillent chez les gouvernants (et trouve des échos profonds dans le peuple) la tradition d’indépendance et le goût de la contestation dont parlait le philosophe Alain. Relisons à ce propos ce que disait du despotisme de demain un grand penseur français, Alexis de Tocqueville dans son fameux livre « De la démocratie en Amérique » : »Je veux imaginer sous quels traits le nouveau despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au reste de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas … Il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie … Il est quelque chose de pathétique dans la défense du modèle culturel français, exigeant et élitiste (et à travers lui du modèle européen), face au déferlement du modèle de masse de type anglo-saxon avec sa « main invisible », censée assurer le progrès de tous au travers de l’intérêt de chacun. Il est vrai aussi que l’on pourrait voir dans ce texte la main doucement oppressive des « états providence » qu’ils soient français ou scandinaves
Conclusion
L’héritage culturel de la France, et plus généralement l’héritage culturel européen, est d’une telle richesse qu’il ne peut être question de le traiter comme une marchandise ordinaire. Il me semble que tous les Européens pourraient s’accorder sur cette idée. Il est vrai que la France, contrairement à la plupat1 de ses voisins n’a jamais été une terre d’émigration, il est vrai qu’elle est restée crispée sur un modèle qui a sans doute vieilli, mais il est non moins vrai qu’elle reste la première destination touristique du monde et que son art de vivre y est probablement pour quelque chose. Si elle n’avait à offrir que ses paysages, sans doute serait-elle vite détrônée par nombre d’autres destinations … Ce qu’elle a à offrir de plus, c’est justement son « exception culturelle ». Chers amis danois, il me reste donc à solliciter votre indulgence pour ce peuple paradoxal qui est le mien auquel j’appartiens par toutes les parcelles de mon être, et qui espère continuer à être lui-même dans un monde sans pitié pour les originaux.