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Photo du rédacteurGilles Cosson

Conférence aux rencontres de Cluny

Je voudrais commencer en disant tout le plaisir que j’ai ressenti à lire les œuvres de ceux qui sont avec nous aujourd’hui (Frédéric Lenoir). Vaste culture, modestie dans le propos, honnêteté intellectuelle, sincérité dans la recherche, m’ont impressionné.


En quoi suis-je différent ? Qu’ai-je voulu faire ?


Compte-tenu de mon âge, j’ai vu beaucoup changer le monde, s’effondrer les certitudes anciennes, sombrer les idéologies et fleurir les intégrismes religieux. J’ai participé à ma place, pleinement immergé dans le siècle, à ces changements tout en m’efforçant désespérément de ne pas perdre de vue ce qui pour moi était essentiel, le contact avec l’invisible.


Ballotté entre raison et intuition, entre logique et aspirations spirituelles, j’ai beaucoup erré de par le monde et j’ai cru éprouver parfois le souffle passager de l’illumination. Mais, en bon héritier de la pensée grecque, je crois aussi à la nécessité de soumettre l’irrationnel à l’analyse, de placer les données de l’intuition dans une perspective historique.


Que nous enseigne cette perspective? Eh bien, elle nous apprend que l’humanité, et avec elle la spiritualité, ont toujours progressé par bons successifs dans lesquels les révélations, l’intuition, et ce que j’appellerai la “conscience souterraine” de l’espèce, ont joué un rôle central.


Le savant et philosophe Heisenberg écrivait à ce propos dans le “manuscrit de 1942”, écrit au plus profond des ténèbres nazies :


« L’homme individuel ne doit jamais croire qu’il puisse exercer une emprise réelle sur le cours de l’histoire par des idées ou des programmes nouveaux. L’histoire du monde reçoit sa forme de puissances différentes et plus fortes et ce ne sont pas les hommes qui font l’esprit des époques. L’homme individuel peut tout au plus trouver la trace de l’esprit de l’époque, pressentir son effet et lui donner une forme (Gestalt) déterminée avec des mots. (Vient maintenant le plus important) Naturellement ces mots peuvent alors être les cristallisations par lesquelles un changement préparé de longue date s’accomplit subitement comme par enchantement. Mais il est clair aussi que l’homme individuel n’est alors qu’un outil, et non la force d’impulsion de ce qui s’accomplit… »


Je pense que nous sommes à la veille d’un changement de ce type. Pourquoi ?


La radicalisation du monde s’exprime par l’accentuation des jugements noir et blanc, apparitions de courants religieux sûrs d’eux mêmes, le caractère irréconciliable des certitudes opposées, type “le bien et le mal”, la recherche forcenée de l’unité dans la conduite de la vie ou des sociétés, le refus des contradictions créatrices qui sont pourtant l’essence même de l’homme. Ceci rappelle de funestes souvenirs car l’unité en tant qu’exigence absolue est meurtrière par essence (Le régime nazi était l'”archisymbole” de l’unité avec sa devise “ein Volk, ein Reich, ein Führer” : on a vu le résultat.)De mon point de vue, une mutation explosive se prépare vers un nouvel état métastable de l’humanité. Je dis bien état métastable et non pas comme le pensent certains fondamentalistes chrétiens ou musulmans apocalypse pure et simple car je ne crois pas que l’humanité puisse ainsi s’arrêter en chemin. Je la crois promis à un destin plus haut et j’y reviendrai.


Face à ce contexte inquiétant, l’architecture de Vers une nouvelle spiritualité est donc ternaire: constatations, contestation, reconstruction.


Les constatations, l’inventaire, sont celles du monde d’aujourd’hui, sur la route des catastrophes : l’inégalité croissante du développement économique, l’évolution divergente des convictions religieuses, la perte des repères chez beaucoup de vieux pays, l’apparition du fanatique armé, font craindre le pire.


La contestation, c’est l’observation du fait qu’il est vain d’attendre des religions anciennes qu’elles répondent aux défis de notre époque et encore plus aux défis de demain; il n’est pas question de rejeter le riche héritage des siècles, mais l’aggiornamento est très difficile voire impossible et la synthèse style « new age » une vue de l’esprit. Quant à la tolérance, certes nécessaire, elle n’est pour moi qu’une vertu défensive.


De plus, un événement sans exemple dans l’histoire de l’humanité s’annonce, la conquête de l’espace, en même temps que se développe la conscience du caractère miraculeux et menacé de la vie sur notre terre. Or cette conquête, ce que j’ai appelé la “diaspora des étoiles” va amener un changement de perspective radical dans le regard que nous portons sur nous-mêmes et donc sur la spiritualité humaine.


La nécessaire reconstruction qui peut seule permettre de mettre en perspective, de donner un sens, d’offrir une issue à la catastrophe qui se prépare et qui est dans mon esprit inévitable, c’est donc l’émergence d’une nouvelle spiritualité qui prenne en compte les changements fondamentaux de notre environnement. Tel est bien le but des “jalons pour une spiritualité nouvelle” que je me suis efforcé de poser. La démarche, démesurée, je le reconnais, est fondée sur la logique, mais plus encore sur l’intuition, sur les quelques illuminations qui ont traversé ma vie. L’une d’entre elles a donné lieu à un long poème écrit sous le feu de l’inspiration et dont chacun jugera à sa façon…


Disons pour résumer que j’ai tenté de définir quelques éléments d’une “voie de recherche” ouverte à tous et appuyée sur une expérience personnelle.


Ce livre m’a valu de nombreuses lettres, d’horizons divers, en particulier musulmans : des confessions d’une grande sincérité, des pages et des pages de citations. J’ai été amené à leur répondre par un écrit collectif intitulé “Lettre à un ami musulman”. Dans cette réponse, je me suis élevé en particulier contre la tentation de la” fin de l’histoire” qui est très prégnante dans l’islam (Mahomet : « sceau de la révélation » ), et je considère que cette réponse fait maintenant partie intégrante de mon livre.


Enfin, plusieurs lecteurs m’ont fait reproche de ne pas avoir assez explicité les modalités de la recherche spirituelle que je préconise, de ne pas avoir mieux jalonné sa pratique quotidienne. Je suis donc engagé dans la rédaction de ce que j’appellerai pour le moment et faute de mieux des “exercices spirituels” adaptés à notre temps, avec chaque fois leur raison d’être et leur méthodologie.


Voilà donc la substance de mes réflexions actuelles. J’en mesure le caractère présomptueux. Vouloir poser les jalons d’une spiritualité adaptée à notre époque relève sans doute de la folie, à moins que ce ne soit de la bêtise. Et pourtant, je persiste et signe. Dans les solitudes de l’Himalaya, du Taurus ou de la Patagonie, comme dans les couloirs des hopitaux, voire dans les réunions professionnelles les plus tendues, j’ai conçu ce livre dont je souhaiterais qu’il soit un point de départ. Les lettres reçues m’encouragent dans cette voie. Si mon appel est entendu, j’en serais content. S’il ne l’est pas, j’aurais conscience d’avoir à tout le moins accompli ma tâche, telle que je la conçois. Et je terminerais par une dernière citation empruntée à nouveau au « Manuscrit de 1942 » de Heisenberg :


“Même le fracas le plus bruyant des grands idéaux ne doit pas nous troubler et nous empêcher d’entendre le faible son dont tout dépend… Ce qui importe en définitive, c’est celui qui garde les prisonniers et qui ne pourra se retenir de leur glisser, malgré l’interdiction, un morceau de pain…”


Et il conclut:

“Puissent les quelques hommes pour qui le monde rayonne encore se rassembler et se reconnaître, puissent ceux qui connaissent encore la rose blanche ou qui peuvent distinguer le timbre de la corde argentée s’unir maintenant”.


(Allusion à Gottfried Keller, auteur du 19 siècle pour qui la rose blanche représentant la pureté et le son de la corde argentée la beauté pure)

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