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Photo du rédacteurGilles Cosson

Quelles valeurs pour l’Europe ?

Après bien des vicissitudes, le traité de Lisbonne va enfin entrer en vigueur. L’Europe se dote ainsi d’une série de dispositions qui, même imparfaites, devraient lui permettre d’améliorer et de clarifier son fonctionnement. Félicitons-nous en sans barguigner ! Mais la question des valeurs européennes, celles qui devraient donner une âme au sous-continent reste en suspens. L’Europe, en tant qu’entité, reste désespérément dépourvue de cette mythologie des origines, de ce corpus spirituel inconscient qui fait une nation et permet aux peuples de traverser les épreuves sans désespérer. Or sans ce sentiment d’appartenance commune, seul à même de créer à terme une véritable citoyenneté, l’Europe risque de rester une coquille mercantile, bref un objet vide.


Que peut-on faire pour remédier à cette situation ? Pour y réfléchir, il convient de se pencher sur le passé, d’examiner le présent, de nous interroger sur l’avenir.


1 – Si nous nous retournons d’abord sur le passé…


Il est frappant de constater que les racines culturelles européennes sont d’abord d’origine gréco-latine avec l’exception de l’Allemagne, réfractaire pour partie à la domination romaine. Encore convient-il de noter que la religion chrétienne constitue dès le quatrième siècle un puissant facteur d’unification englobant le Saint Empire et marquant durablement l’espace culturel européen.


À la fin du Moyen-Âge, l’apparition de la Réforme, le pouvoir croissant des Etats, le poids des cours royales et des Universités, donnent peu à peu à la culture un caractère national. La Révolution, bien qu’universaliste dans son essence et plus encore l’aventure napoléonienne encouragent par réaction à la domination française (où l’on retrouve Fichte et son « Discours à la nation allemande ») cette tendance au nationalisme culturel qui culminera dans les guerres européennes du vingtième siècle. Mais les ravages effrayants de la deuxième guerre mondiale provoqueront in fine l’effondrement de ce modèle sans lui substituer rien de nouveau. Nous avons analysé ce phénomène dans « Vers une nouvelle spiritualité ».


2 – Pour se pencher maintenant sur le présent…


Il est clair que le vide idéologique ainsi créé a favorisé l’irruption de la culture de masse américaine, beaucoup moins élitiste et à caractère largement audiovisuel. Le déferlement des produits culturels d’outre Atlantique, souvent préemballés et prédigérés, en particulier en matière de télévision, voire de cinéma, va dans ce sens et l’affaiblissement de la tradition européenne qui en est la conséquence fait inévitablement penser à la pensée prémonitoire de Tocqueville :


« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. »


L’irruption de l’audiovisuel américain dont la série télévisée est le symbole, a pour lui de plus l’avantage du dumping :


  •   Coût amorti sur des séries largement « reproductibles », voire préfabriquées

  •   Public mondial et large diffusion

  •   Besoin (utilité pratique) de la langue anglaise


La lame de fond correspondante a donc presque tout balayé, à l’instar du coton des Etats de l’ex Confédération remplaçant, en Afrique même, le coton local. Notons à ce propos l’effacement relatif des cinémas italiens, allemands et même anglais, autrefois si riches. Certes David Lynch, Ken Loach, Almodovar, Donnersmark, existent avec talent, mais leurs productions sont rares. Et l’époque des chefs d’œuvre italiens paraît bien lointaine. Nos écrans sont envahis par les productions américaines autant que nos rues par les Mac Do.


3 – Parlons d’avenir…


Face à ce déferlement, il est indispensable que s’engage à l’échelle européenne une réflexion sur les racines communes aux peuples d’Europe.


  • Indépendamment de l’analyse des origines à laquelle nous avons déjà procédé et sur lesquelles le consensus est relativement facile, quelques points communs viennent à l’esprit : l’Europe propose un modèle dans lequel le rôle de l’argent n’est malgré tout que relatif et accorde aux valeurs culturelles une place centrale.


  • Elle vit la diversité comme une occasion permanente de réflexion et d’enrichissement. Sa vision du monde est curieuse.


  • Le droit romain, les bâtisseurs de cathédrales, Jeanne d’Arc, les chevaliers allemands, les conquistadors espagnols, les artistes italiens, l’officier gentleman anglais, la résistance commune à l’envahisseur ottoman, etc…, aussi disparate qu’en soit l’énumération, constituent une partie essentielle de son histoire.


  • L’Europe tire de son riche passé une fierté confuse, celle d’avoir été la mère d’un humanisme à vocation universelle.


 Il est intéressant de relire à ce sujet ce que Stefan Zweig disait de la vision de la cathédrale de Rouen :


« Dans la nuit, nous nous tînmes devant la cathédrale dont les flèches brillaient d’une lueur magique à la clarté de la lune. De telles merveilles de douceur appartenaient-elles encore à une patrie ?, ne nous appartenaient-elles pas à nous tous ? »


L’on pourrait dire la même chose d’une pièce musicale de Monteverdi, d’un tableau de Léonard, d’une cantate de Bach, d’un poème de Keats, d’un livre de Stendahl ou de Buzzati. La prise de conscience du socle culturel qui les lie mériterait mieux qu’une mention distraite : elle devrait à l’évidence faire l’objet d’une éducation spécifique des jeunes. C’est toujours par la jeunesse que se gagnent ou se perdent les batailles et il est grand temps d’engager celle-ci. Si les plus âgés, marqués par les désastres de la guerre, ont conservé dans l’ensemble leur fidélité à l’idéal européen, les générations intermédiaires, moins sensibles aux acquits communautaires, sont plus indifférentes comme l’ont montré beaucoup de difficultés récentes. Des échanges scolaires dès le niveau du secondaire accentueraient utilement la prise de conscience des plus jeunes.


Conclusion


Une chose est sûre : évoquer une culture européenne serait aujourd’hui faire preuve d’un optimisme exagéré. Tout au plus pourrait-on parler d’une juxtaposition de cultures qui se rapprochent peu à peu, non pas d’ailleurs par la mise en commun des héritages propres aux différents peuples d’Europe, mais bien davantage sous l’effet de l’intrusion d’une culture exogène, en l’espèce américaine.


C’est à ce phénomène qu’il importe de remédier si l’on veut que l’Europe développe chez ses peuples un début de conscience commune. Et celle-ci ne saurait être dissociée de l’immense fierté d’appartenir à un ensemble d’une richesse historique sans égale. Je sais bien que pour beaucoup un tel objectif ressort de la chimère. Mais n’oublions pas ce que disait Chateaubriand des Etats-Unis au début du dix-neuvième siècle dans ses Mémoires d’Outre tombe :


« Il est difficile de créer une patrie parmi des Etats qui n’ont aucune communauté de religion et d’intérêts, qui, sortis de sources en des temps divers vivent sur un sol différent et sous un différent soleil. Qui a-t-il de commun entre un Français de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle Angleterre, de la Virginie, de la Géorgie, tous réputés Américains ? »


Ce que les Américains ont fait, les Européens, peuvent et doivent le faire. Et l’on ne saurait objecter que la naissance d’une citoyenneté européenne serait un affaiblissement des traditions nationales ! Face aux colosses qui existent ou se dessinent, USA, et Chine en particulier, l’Europe n’a pas le choix : notre continent doit absolument se doter d’un socle commun sous peine d’être victime demain d’une agression culturelle qui le trouverait sans défense. L’afflux dans les divers pays d’Europe de populations immigrées, de traditions et de religions différentes avec les difficultés d’intégration qu’elles rencontrent ont d’ores et déjà valeur d’avertissement.

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