Voyages
Le voyage comme moyen de méditation
Il est, bien sûr, plusieurs façons de voyager. Toutes sont intéressantes et s’adaptent au tempérament de chacun. Se changer les idées, s’éloigner pour un temps d’une profession envahissante, rencontrer des personnes de coutumes différentes, voir des paysages nouveaux, tout cela forme la jeunesse, enrichit l’âge mûr, distrait la vieillesse… Rien n’est négligeable de ce qui permet à chacun de prendre du recul, de constater que ses idées, son mode de vie, ses croyances portent la trace de son origine et de son éducation. Il ne s’agit pas de tout relativiser, il s’agit d’enrichir ses propres convictions au contact de l’autre en y ajoutant ce que l’on a trouvé de meilleur chez lui en même temps que se développe tolérance et estime mutuelle.
Pour celui qui est à la recherche de lui-même se surajoute parfois une tentative supplémentaire : trouver ce que la vie citadine et plus généralement la vie en collectivité ne permet pas habituellement de découvrir : l’espace de la méditation, le dialogue silencieux avec l’invisible.
Quel cheminement proposer à ceux qui souhaitent retrouver ce dialogue sans rompre avec leur environnement ? C’est là une question difficile à laquelle les religions traditionnelles s’efforcent sans grand succès de répondre. C’est là que le « voyage » dans les solitudes, proches ou lointaines, associé à l’effort physique peut constituer une approche intéressante de la méditation.
Du bon usage de la fatigue physique
La méditation exige le calme intérieur. Et rien n’est plus difficile à obtenir pour quelqu’un dont l’esprit, fatigué par un trop plein d’activité, n’est plus en état de se mettre au repos. C’est le phénomène bien connu de celui qui, tentant d’interrompre une réflexion difficile à minuit pour prendre quelque détente, va continuer pendant des heures à tourner dans sa tête les éléments du problème pendant. Quoi de plus épuisant que cette constatation que nous avons tous faite ? On se réveille plus fatigué encore qu’on ne s’est couché, la question à résoudre a pris dans la nuit des dimensions effrayantes, le jour s’annonce et rien n’est résolu.
Avant tout, il faut donc éliminer cette toxine sournoise qui s’est insinuée en nous. Or la fatigue physique est, en matière d’épuisement nerveux, le premier et le plus naturel des dépuratifs.
Il peut sembler paradoxal de soigner la fatigue par la fatigue, d’établir un contact mental avec le monde invisible en se livrant à un exercice corporel prolongé et il ne s’agit pas à vrai dire de préconiser une dépense aussi brève que brutale d’énergie, il s’agit de retrouver par un effort naturel, mais soutenu, les rythmes fondamentaux de notre corps mis à mal par une activité fébrile. Bien des fois, une première heure de marche s’accomplira au milieu d’élancements cardiaques ou du moins ressentis comme tels, bien des fois, la première pente sera montée doucement, bien des fois, l’on se dit qu’il serait mieux d’arrêter, et puis, à la deuxième ou troisième heure, des automatismes se mettent en place, le corps se libère d’une gangue de fatigue artificielle, celle-ci s’efface peu à peu et le marcheur devient capable de se relier en pensée au monde qui l’entoure.
Serait-il donc prosaïque de parler de marche pour qui ambitionne la libération spirituelle ? Assurément pas ! Le corps cohabite en nous avec l’esprit et il convient de donner à chacun sa part. Il n’est aucune honte à reconnaître la double nature de notre être.
Découvrir la façon de reprendre la maîtrise de son corps ne constitue pourtant qu’un premier pas. Il nous faut maintenant aller plus loin. La seconde étape sera d’établir le contact avec l’univers cosmique dont nous sommes partie.
Méditation et voyage
L’important est d’avoir, dans cette première phase, compris comment retrouver le calme intérieur. La méditation ne s’improvise pas, elle se prépare par une mise en situation. Chacun doit ensuite suivre son inclination en organisant son « voyage ». Pour certains, l’endroit le plus approprié sera un lieu retiré, cime, ruine, clairière, et pourquoi pas chambre isolée, pour d’autres, il s’agira d’un site collectif, église, temple ou monastère, l’essentiel est que le lieu retenu convienne à notre être profond. Écoutons Jacques Lacarrière parlant du Mont Athos ! (2)
« En regagnant le monastère où je logeais, après une longue marche vers les grottes des ermites, je tombai en arrêt devant un paysage déjà connu et pourtant fantastiquement nouveau, un versant où s’étageaient de petites bâtisses, couvert d’oliviers et d’orangers, avec la tache blanche d’une terrasse ombragée d’une treille, la rondeur d’une coupole dressée comme un sein vers le ciel. À travers le tamis des arbres …, des voix, des sons, des cris me parvenaient avec une netteté exceptionnelle, en dépit de leur éloignement. Et je restai ainsi à écouter le miaulement des chats, le bruit sec d’une branche qui casse, le murmure des conversations…, perdant toute conscience du temps comme si ce paysage, ces cris, ces couleurs étaient devenus fragments d’éternité… (Jacques Lacarrière : l’Eté grec, Terre humaine poche, Plon 1988) paysage, ces cris et ces couleurs étaient devenus .
Par cet aveu poétique, l’auteur restitue ce qui constitue l’essentiel de la méditation : l’impression d’intemporalité, la mise en communication avec l‘invisible, le sentiment de paix intérieure. La quasi-simultanéité de l’effort préalable (la marche) et de l’oubli de soi (contemplation/méditation) présente dans ce cas l’avantage de ne séparer à aucun moment les deux composantes, physique et spirituelle, de notre nature.
L’apport des solitudes
Tout le monde ne peut avoir la chance de Jacques Lacarrière, mais il n’est cependant pas scandaleux de penser que le meilleur site, celui qui, tout en permettant au corps de se faire oublier, offre le contact le plus facile avec le monde invisible, sera souvent un espace naturel, qu’il soit solitaire ou chargé d’histoire. C’est là que le voyage dans les solitudes trouve tout son sens. Dans ce cas en effet, l’esprit risque moins d’être distrait par l’environnement. Il ne manque pas aujourd’hui encore sur notre planète de lieux de ce type où le corps et l’esprit peuvent vagabonder en toute liberté. N’est-ce pas le sens même du pèlerinage qui retrouve aujourd’hui une actualité perdue ?
Plaçons-nous donc en pensée au terme d’une grande journée de marche dans les solitudes. Tout le jour, l’esprit s’est repu de la magnificence de la nature, voici que vient le soir. Il est temps de s’arrêter. La détente physique, la bienheureuse harmonie entre le corps et l’esprit, sont rétablies ; le temps est venu de la méditation.
Alors le méditant s’absorbe en lui-même, ouvert à tous les souffles, il écoute le murmure des herbes caressées par le vent, il contemple les lointains que le soleil du soir illumine d’un dernier rayon, son regard se perd dans la contemplation de ruines antiques, il attend sans bouger, sans parler, que surgisse le sentiment d’appartenance au monde qui l’entoure…
Peut-être connaîtra-t-il alors la joie libératrice… Peut-être seulement, car personne dans ce domaine ne peut présumer de rien et l’expérience personnelle ne vaut pas preuve. Pourtant, s’il écoute avec l’attention nécessaire, s’il s’absorbe en lui-même jusqu’à s’oublier, s’il se tourne humblement vers les forces qui l’environnent, il est une chance qu’il sente monter en lui une certitude ineffable. Non !, il n’est pas seul en ce monde, non !, sa vie n’est pas sans signification, il le comprend maintenant, car il fait partie de ce Tout qui met le monde en mouvement en lui et à travers lui. La création n’est plus inintelligible, le ciel, les oiseaux qui passent, tout obéit à cette mystérieuse symphonie dont l’ordonnateur est invisible et pourtant présent. Dans ce tout complexe et magnifique, il a sa partie à jouer : il doit remplir de son mieux le rôle qui lui est imparti, s’élever autant qu’il le pourra dans l’édifice de la connaissance sans se départir de l’humilité nécessaire, mais il doit aussi s’efforcer de ne pas faire souffrir inutilement les créatures qui l’entourent, ne pas saccager gratuitement la beauté qui lui a été confiée …
Tout cela, il l’a compris sans qu’aucune parole soit nécessaire. Et il emportera cette certitude avec lui tout au long des jours qui viendront. Écoutez, hommes, Celui qui appelle en silence Ouvrez vos yeux intérieurs Ceux qui sont capables de discerner l’invisible Priez-le, Il vous éclairera Honorez-Le, il vous entendra Que montent vers Lui vos louanges Tel l’hommage lumineux des constellations Que vos cœurs soient ouverts à Sa venue Comme il est ouvert à la vôtre Montrez-vous digne de ce qu’Il a créé à travers vous Capables de concevoir le monde par la pensée.
Mais aussi de le détruire par votre folle cruauté Et maintenant élevez votre regard. Car les temps nouveaux approchent. Et avec lui un grand destin. Allez vers lui avec confiance Ne vous laissez pas détourner en chemin Et préparez-vous au départ.