Philosophie, ésotérisme, synthèses

Léon Chestov, un philosophe pas comme les autres par Jean Brun : Léon Chestov et le problème de la raison.

Article remarquable à tous égards : p. 1 à 26 des Cahiers de l’émigration. Il se penche sur les réticences de Chestov à l’égard de la dictature de la raison en Occident : développements sur « Athènes et Jérusalem », l’œuvre maitresse de Chestov.Kadaré : Eschyle ou l’éternel perdant

Réflexion sur le drame d’Eschyle voyant disparaître la plupart de ses tragédies. Regards sur leur origine dont une bonne part provient du fond culturel balkanique et plus particulièrement albanais, avec en particulier la rupture des lois d’hospitalité entraînant la guerre de Troie ou le rôle joué par les obligations de la coutume (Oreste pénétrant chez Clytemnestre).Bruno Bettelheim : Le cœur conscient

Ce livre ne devrait pas avoir sa place dans cette liste. Il s’interroge en effet avant tout sur la façon dont un homme soumis à des pressions extrêmes, en l’espèce celles du camp de concentration, peut espérer survivre en mobilisant en lui les facultés de raisonnement et d’observation, bref en conservant une part d’indépendance de jugement quelles que soient les circonstances (sans oublier le rôle de l’entraide et celui de la foi, religieuse ou laïque). Curieusement, dans sa préface, Bettelheim s’interroge sur la solitude de l’homme moderne au milieu du confort et des facilités et conclut que seule l’union des deux principes : cœur et raison, est à même de sauver ce dernier de la solitude et de la désespérance. En déclarant que la phrase célèbre : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas » correspond à une idée fausse, il prend position pour la reconnaissance de la globalité de l’être humain et se rapproche ainsi des préoccupations de beaucoup de nos contemporains (et des miennes en particulier).Werner Heisenberg : le manuscrit de 1942

Même si le langage qu’utilise Heisenberg est parfois lourdement philosophique, au sens germanique du terme, et peut donc sembler parfois abscons, il reste que la qualité de la réflexion scientifique, le recul et la hauteur de vue de l’auteur font pour moi de ce livre un sommet de la pensée. Les interrogations sur l’évolution de l’humanité, sur ce qui constitue sa cohérence à un moment donné au niveau des différents groupes humains, le rôle relatif des croyances, du droit, de la religion dans cette cohérence sont d’une exceptionnelle qualité. L’examen du mûrissement progressif des états successifs de la conscience, l’analyse du processus d’émergence de l’idée nouvelle qui va révolutionner le monde au sein de l’esprit de l’homme « génial » (qui n’est autre que celui par lequel s’accomplit ce qui devait s’accomplir à un moment donné), me remplissent d’admiration. Il est curieux de constater que l’œuvre d’Heisenberg n’a pas connu la reconnaissance qu’elle méritait. J’y vois l’effet de ce terrible principe de spécialisation qui attribue à chacun une place et une seule au sein de l’édifice humain. C’était un savant, ce ne peut donc être un philosophe… De plus, certains chapitres, les premiers, sont moins originaux et plus obscurs que les derniers où se manifestent avec force toute la clairvoyance de l’auteur. Et comme il est d’usage de commencer une lecture par son début, ce manuscrit n’a pas été reconnu comme il le méritait, pour moi tout au moins.Jeanne Hersch : l’étonnement philosophique

Intéressant, mais pesant résumé de l’histoire des idées philosophiques en passant par les grands ancêtres, sans oublier en chemin les stoïciens, Saint Augustin et Spinoza. D’où il ressort que je suis plus disciple d’Héraclite (la contradiction est à la base de tout) que de Parménide (la rationalité prime l’expérience), des stoïciens (qui ne reculent pas devant les responsabilités civiques) plus que des épicuriens, de Spinoza(panthéiste) plus que de Descartes. Reste aussi qu’un livre pareil est véritablement illisible sauf à y consacrer plusieurs jours arides. Et pourtant, la philosophie mérite toute notre attention. Mais transformée en résumé, une telle somme laisse une impression d’ennui…

La conclusion de tout cela : il m’arrive de penser que je ne suis tout bien pesé qu’un flemmard intuitif.Marcel Gauchet :La condition historique

Je ne nie nullement à Marcel Gauchet la capacité de faire analyse originale en interprétant à sa façon les grandes tendances historiques en une approche phénoménologique, je lui reproche un langage ésotérique insupportable qui nous transforme en spectateur hébété de sa pensée. J’estime en conscience que celui qui n’est pas capable d’exprimer son opinion dans un langage clair et accessible à tous est soit un pédant, soit un nul, soit un emmerdeur patenté. Tel est le cas de ce livre où quelques bonnes idées : le catholicisme religion de la fin de la religion parce qu’évolutif par essence, ou encore l’éternelle tendance des Français à poser la théorie d’abord et à avoir ensuite un mal de chien à y adapter la réalité, ou s’agissant de l’islam le fait que « l’idéal suprême est celui d’un pouvoir unique commandant l’ensemble des croyants en intime accord avec les commandements de la parole divine ». Mais quel fatras de mots incompréhensibles, que d’expressions absconses ! Le fait d’être fils d’une couturière et d’un cantonnier ne vous autorise pas à noyer votre interlocuteur dans une logomachie incompréhensible. Et le pire est qu’il est convaincu de faire simple !C’est une horreur. On sort de ce livre avec un mal de tête épouvantable. Où est la simplicité d’écriture d’un St Augustin, d’un Renan ou même d’un Girard ? La vérité est que la terminologie finit par cacher la pensée. Mort aux ultraspécialistes contemporains !Jacques Lacarrière :  

   Les gnostiques

« Ceux qui savent ». Les gnostiques rejettent le monde tel qu’il est qui ne peut être l’oeuvre d’un Dieu bon, mais celui d‘un démiurge compte tenu du mal omniprésent. Ils appellent donc, sous des formes très diverses à la contestation globale du monde tel qu’il est, à l’insurrection charnelle et sociale, au mépris absolu de toutes les lois et règles de ce monde.

  Marie d’Egypte

Poème à la gloire du corps et de l’esprit tout à la fois. Marie éprise de toutes les voluptés, rencontre tout ce qu’un port comme Alexandrie renferme d’exaltés et de truands. Pour les besoins de la cause et de l’érudition, elle rencontre des gnostiques et s’initie avec eux aux joies ultimes de l’agapé : plaisir et fornication de groupe à motif religieux (cf. du même « les Gnostiques »). Elle assiste aussi aux excès et déprédations commis par les Chrétiens à l’encontre des cultes anciens jusqu’au jour où elle part à Jérusalem et se convertit totalement. Dès lors elle avance sur le chemin de la sainteté et meurt au désert, calcinée par sa foi et le soleil.Daniel Sibony : les trois monothéismes

Un livre remarquable ! L’analyse de l’islam que sa propre « perfection » paralyse est éclairante :

« C’est le fantasme unitaire qui rassemble les Etats arabes qui les empêche de s’entendre. Ou bien ils entreprennent et ils sortent de la grande bulle si enivrante et se dispersent comme des frères qui quittent la maison pour aller créer ailleurs ; et adieu l’unité mère, ou bien ils y restent mais ils sont alors incapables de rien faire ».

« Les Juifs se sont munis à l’origine d’une énorme imperfection qui les pousse à bouger, à se déplacer, à se chercher à travers leurs déplacements, les Musulmans se sont munis à l’origine d’une énorme perfection qui les pousse à rester eux-mêmes, à bouger peu… »

« L’islam étant la forme englobante du monothéisme efface les Juifs comme « peuple ». Cela rend leur réapparition traumatique dans la conscience arabe. Ils ressurgissent comme des spectres… »

La partie « Hébreux » qui souligne la faille par rapport à la Loi est incontournable :

« L’abîme face à l’ « Etre » est impossible à combler.

Passion du déchiffrage, de l’interprétation; Haine de soi, jouissance d’être conforme

L’Etat juif est une trouée dans la plénitude islamique. Le génie du christianisme fut de créer une figure de Dieu homme, capable par exemple d’inspirer à des femmes l’idée de faire corps avec lui, de n’aimer d’autre homme que lui en devenant nonnes, ce qui dans l’islam ou chez les hébreux ne fait pas sens »

Partie « Chrétiens » : sauvés de la Loi.

Le monde et l’histoire poursuivant leur cours, l’origine ressaisie s’éloigne et les problèmes ressurgissent

Ce qui pèse sur le christianisme, c’est sa réussite excessive, les valeurs qu’il a reçu sont toutes passées dans l’humanisme

Dans mon cœur, il y a un pâturage pour les gazelles, un couvent de moines, un temple d’idoles, un livre du Coran, des tables de la Torah…(mystique arabe ?) Ariane Buisset : la réconciliation

Ce livre est une somme d’autant plus extraordinaire que son auteur et son œuvre sont pratiquement inconnus. La raison en est double : excès d’information qui fait de ce livre une sorte de compendium géant ; manque de présence personnelle de la rédactrice qui s’est astreint à un intense travail de compilation sans poésie ni lyrisme. Et c’est dommage, car il y a beaucoup dans ce travail, et même une réflexion personnelle poussée sur l’incapacité des religions à rester fidèle à leur message d’origine, systématiquement déformé et « durci » par la caste des prêtres. Ariane Buisset ne sera jamais reconnue pour ce qu’elle aura été : une érudite des religions pratiquement sans exemple, une femme qui aura mis toute sa force à rechercher dans le silence le pourquoi et le comment de tous les excès et de toutes les beautés secrétées par les hommes en quête d’eux-mêmes.François Boespflug : « Caricaturer Dieu ? »

Ce père dominicain analyse des sensibilités des diverses religions dans ce domaine. L’hindouisme des premiers temps (védiques) est « aniconique », comme l’est le bouddhisme originel. Le décalogue proscrit toute image, réaction au danger d’idolâtrie, mais des exceptions existent, dont Chagall (la création).

La religion chrétienne est sans image jusqu’au IIème siècle. Elle entre ensuite avec des crises (iconoclasme byzantin) dans la représentation du Christ, puis élargit son éventail. Calvin tonne contre la figure de Dieu le Père en vieillard.

En définitive, Boespflug plaide pour la retenue courtoise (pas d’accord avec lui), ce qui est une façon de reculer devant l’intolérance (dans le cas de l’islam où rien de ce qui touche à Dieu ou au prophète ne peut se discuter). Nietzsche : L’Antéchrist

Comme Dostoievski, N. est un malade que sa maladie même rend « voyant », un être doué d’une pénétration extraordinaire, capable de démonter toutes les philosophies à la lumière d’une surexcitation morbide, mais géniale. Il m’arrive souvent de me demander si je suis l’esprit faible qu’il dénonce sans cesse, sans être pourtant chrétien au sens où il affirme détester le christianisme. Et je crois que la réponse est oui. Car la compassion, je l’avoue, est chez moi une nécessité ressentie à l’égard de l’être humain, si vulnérable devant la mort, mais aussi les influences de toutes sortes. Ce que N. hait par dessus tout est au fond notre nature même et à ce titre, il devient lui-même objet de compassion, ce qu’il aurait évidemment détesté. Car il est à l’évidence un malade mental qui refuse sa condition et rejette le plus loin possible sa propre faiblesse en décrivant l’homme idéal, le surhomme qu’il est bien incapable d’être. Dans sa critique du christianisme, qui est aussi celle de toute philosophie se penchant avec générosité (miséricorde ?)sur tous ceux qu’on appellerait maintenant les « exclus », critique dont il exclut à juste titre le bouddhisme (avant tout préoccupé de la sérénité personnelle de l’individu), il refuse d’admettre qu’il fixe à l’être humain un horizon que même les plus élitistes auraient le plus grand mal à atteindre. De plus la haine qu’il ressent pour les hommes de Dieu en général dont son père, pasteur, reste le prototype, le pousse à définir un horizon implacable qui ne peut conduire tout être vivant qu’à la destruction, ce qui lui est d’ailleurs advenu. Et pourtant, on ne peut nier que dans ces éclats à l’égard de tout ce qui est dans les religions le « pouvoir des prêtres », (son père encore), il fait preuve d’une cruauté légitime, d’un féroce esprit de justice. Cela dit, Du « Gai Savoir » à « L’antéchrist », l’entrée progressive de N. dans la folie apparaît de façon éclatante. Toutes les vertus « viriles » exaltées dans le premier livre réapparaissent dans le second sous la forme d’une vitupération constante, comme un crachat mille fois répété au visage de tous ceux qui refusent sa façon de voir, symbolisés par le Christ.

N. me semble donc pousser à l’extrême le vice congénital du sexe masculin, la cérébralité pure avant de sombrer dans la folie qui le guettait depuis longtemps.