L’honnête homme du XXIème siècle

Les articles récemment parus sur les modifications de l’attitude culturelle des Français amènent à une réflexion de fond. Le déplacement qui s’y exprime de la culture livresque traditionnelle et plus récemment télévisuelle vers une culture dans laquelle internet sous ses différents aspects prend une place de plus en plus importante pose la question de savoir s’il s’agit là d’une régression ou au contraire d’un enrichissement.

Commençons par une constatation décourageante : il est accablant de voir la place qu’ont pris dans la vie intellectuelle d‘aujourd’hui les spécialistes de toute nature : archéologues d’une sous-époque à l’intérieur d’une sous-civilisation, structuralistes spécialistes des mœurs d’une sous-tribu ou d’un sous-langage, analystes de tel sous-mouvement pictural, médecins d’une sous- spécialité, et pire encore, gardiens jaloux de la pensée unique ne laissant à l’expression écrite traditionnelle que la part du politiquement, sexuellement et moralement correct. Tout cela ne laisse plus à celui qui s’efforce de garder la tête claire qu’un sous- espace de pensée que chacun lui dénie d’ailleurs dès qu’il s’efforce de parler d’un sujet, quel qu’il soit. Il ne s’agit pas de nier ce que le principe de spécialité apporte tous les jours aux diverses sciences, il s’agit simplement d’en limiter les excès. Le principe de spécialisation à outrance est un des grands malheurs de notre époque.

S’ajoute à cela l’intolérable jargon des pseudo-spécialistes autoproclamés, tout particulièrement celui des socio-philosophes d’aujourd’hui qui confondent trop souvent science et pensée abstruse. Il est insupportable de noter sous la plume de tel ou tel une profusion d’expressions incompréhensibles sauf pour les seuls initiés, le tout aboutissant à des chapelles dont chacun est à priori exclus par le seul fait du langage. Cicéron, Sénèque, Plutarque, Montaigne, Chateaubriand, Renan, Bergson, le père Teilhard et même Girard maintenant, s’exprimaient ou s’expriment simplement, ce qui a toujours été la marque du vrai talent.

Or internet sur ce plan offre un espace beaucoup plus ouvert. La plus grande liberté y règne et cela est réconfortant. Pourquoi et vers quoi notre civilisation avance-t-elle d’un pas de plus en plus rapide, comment chacun de nous s’inscrit-il dans ce mouvement, voilà la question à laquelle prétendraient répondre les seuls « professionnels » de la sociologie des groupes humains ? Eh bien non ! Nous disons qu’il est grand temps de redonner leur place à ceux qui, au milieu des clameurs des spécialistes de tous bords, s’efforcent, de se pencher sur les causes premières de leur vie et sur l’évolution de leur environnement, nous disons qu’il est grand temps de redéfinir ce que peut être l’honnête homme de notre temps. Et la culture d’internet peut y aider.

Voyons pourquoi :

Il était naturellement plus facile au dix-septième siècle de prétendre à une certaine universalité, à l’époque inévitablement livresque, tant le volume des sciences et des idées était encore réduit, et il est non moins clair que la masse inouïe de connaissances accumulées depuis cette époque comme d’ailleurs la surabondance des œuvres littéraires de tous les temps, disponibles maintenant à l’échelon mondial, rend illusoire pour quiconque toute prétention à la maîtrise ne serait-ce que d’une infime partie, du savoir actuel.

Acceptons donc cette limitation sans abdiquer pour autant notre indépendance d’esprit, ni renoncer au jugement droit que revendiquaient les Grecs ou les Romains. Mais comment prétendre à ce même jugement s’il est admis qu’il ne peut plus être fondé que sur une connaissance imparfaite, la philosophie, grande affaire de ces mêmes Anciens, étant elle-même devenue avec le temps affaire de spécialistes ? Telle est bien la question sur laquelle nous nous proposons de réfléchir.

Certes des revues de vulgarisation existent et ne sont pas à dédaigner. Les sciences exactes en particulier ne manquent pas d’œuvres de qualité répondant à cet objectif. L’astrophysique, la médecine, la chimie savent rendre intelligible au plus grand nombre l’essentiel des percées actuelles de leur spécialité. Mais il ne s’agit là au mieux que de quelques thèmes, les sciences humaines et à fortiori la philosophie et la littérature répugnant à de tels travaux.

Une autre approche est nécessaire :

 Le rôle de la culture générale, disons de l’éducation au sens large, a toujours consisté à « apprendre à apprendre », à développer l’esprit critique en faisant réfléchir sur le bien fondé d’opinions contradictoires, rendant ainsi chacun capable de se former un jugement raisonnable à la lumière des outils disponibles. C’était autrefois le rôle des bibliothèques de fournir le complément d’information nécessaire à celui qui s’intéressait à un domaine particulier de la pensée, sans oublier la poésie ou le roman, grands pourvoyeurs de thèmes de réflexion.

À l’heure où le départ vers les étoiles s’approche, l’indépendance d’esprit est plus nécessaire que jamais, mais les bibliothèques, submergées par l’expansion vertigineuse des connaissances, comme d’ailleurs de la production littéraire, ont bien du mal à suivre et les lecteurs à y entrer. Demeure une méthodologie, celle de l’éducation permettant de développer l’intelligence critique, et des morceaux choisis donnant accès aujourd’hui comme hier, à l’essentiel de la pensée des grands penseurs d’autrefois. Mais cela ne saurait suffire…

 C’est là qu’intervient la formidable bibliothèque d’Internet qui offre, dans la plupart des matières, un accès quasi immédiat au savoir mondial au prix d’un apprentissage technique minime. La difficulté consiste à faire le tri entre la masse des informations proposées et à vérifier les sources.

Il nous semble que c’est à cela que doit tendre la formation des jeunes d’aujourd’hui. Il faut adapter les méthodes de l’éducation traditionnelle, toujours indispensable bien sûr, à l’apprentissage d’un outil exceptionnel par sa puissance, mais forcément imparfait. Il faut développer le goût de la recherche personnelle en même temps que le besoin de comparer, authentifier, analyser la masse d’informations disponibles. Il ne suffit pas d’avoir accès à la science, encore faut-il être capable de tracer son chemin entre les données et les conclusions proposées.

Ce travail est celui qui distinguera l’honnête homme du vingt et unième siècle. Il faut certes recommander à celui que la matière intéresse de faire l’effort d’entrer dans la pensée d’un auteur en pénétrant plus avant l’œuvre originale, mais, à moins d’y passer sa vie et de devenir lui-même un spécialiste, il ne saurait songer à tout connaître. Et il est non moins vrai que, pris dans l’agitation du quotidien, nombre d’entre nous veulent avoir accès à l’essentiel sans disposer du temps nécessaire pour tout lire. Plutôt que de baisser les bras devant l’immensité de la tâche, il faut donc apprendre à ouvrir sans honte les rubriques consacrées à tel auteur, ou tel sujet particulier en allant à l’aventure, mais de façon aussi méthodique que possible.

Reste le domaine littéraire pur, celui de la poésie, de l’essai et du roman. Que peut apporter dans ce domaine internet ? Il nous semble que, par delà la numérisation en cours de nombre d’ouvrages qui ouvre quoi qu’on puisse penser, une possibilité de retour à l’écrit, la variété de l’offre disponible sur une série de sites marchands comme la possibilité pour les auteurs de faire valoir leurs idées, constituent une incitation puissante à la lecture. Il s’agit, là comme ailleurs de « créer » ou plutôt de recréer sans honte un « marché », en l’espèce celui de la culture, à l’instar de ce qui se passe dans d’autres domaines, sous une forme ouverte et accueillante à tous. Il est vain de nier les évolutions qui se dessinent, il est temps au contraire d’en tirer parti.

À ce prix et à ce prix seulement, il doit être possible de voir naître l’honnête homme du vingt et unième siècle, celui qui va devoir vivre une mutation de l’humanité sans exemple dans l’histoire, mutation qui va demander l’apparition d’un type humain nouveau, doté de moyens de réflexion à la hauteur des enjeux qui l’attendent.