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L’islam face à la caricature du divin

Débat à l’Université Paris VIII, avec François Boespfug

 Ce sujet brûlant va nous amener à une interrogation fondamentale sur la nature et la présence du sacré dans l’islam et les conséquences qui en découlent.

 Il ne paraît pas absurde de dire que dans l’islam, le sacré représente une composante de la vie sociale et personnelle exceptionnellement forte. Ceci sera notre première partie. De plus, l’existence même de l’image et à fortiori de l’image sacrée est largement prohibée dans l’islam, en particulier sunnite, ce qui rend le terrain particulièrement délicat dès lors qu’il s’agit de caricaturer en quelque manière le divin : deuxième partie. Enfin nous nous poserons la question de savoir si une évolution est envisageable et dans quelles conditions : troisième partie.

I – Les origines : le sacré dans l’islam : conséquences sur la caricature

a – L’Arabie du VII ème siècle :

Un terrain agité et peu structuré. Mélange de cultes divers et souvent idolâtres. Peu d’images, encore moins de sculptures. Quelques « idoles », en particulier d’origines gréco-romaines et des « pierres debout ».

La situation politique : violences tribales

La situation économique : importance du commerce caravanier avec circulation des idées.

L’influence juive est réelle: plusieurs tribus pratiquent le judaïsme.

Faible influence de la tradition spéculative grecque : absence de tradition critique, d’ailleurs générale chez les peuples du Moyen-Orient

b – Le Coran

La révélation de Mahomet : le Coran. Mahomet n’est qu’un transcripteur illettré qui opère sous la dictée de l’archange Gabriel qui lui transmet la parole de Dieu. Le Coran (livre « incréé » et non « inspiré » : diff. Avec la Bible) préexiste à la révélation de Mahomet puisqu’il est présent sur la « table gardée » depuis toute éternité

Le Coran arrête donc l’histoire religieuse une fois pour toute et pour toujours.

Le Coran est donc le « livre saint » par excellence. Tout ce qu’il énonce est par essence sacré, toute critique sacrilège (Voilà le livre, il ne renferme aucun doute… : sourate 2, verset 2), mais il existe des contradictions internes fortes, liées en particulier aux deux grandes périodes de la Mecque et de Médine et ces contradictions vont gêner les docteurs de la loi.

D’où l’effort d’interprétation et de clarification du Coran avec la définition des sourates « abrogeantes » et « abrogées » d’ailleurs suggérée par Dieu lui-même :(dès que nous (Allah) abrogeons un verset, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable : sourate 2, verset 100 : numérotation occidentale), tout ceci aboutissant in fine à l’opinion généralement admise qui veut que, en cas de contradiction, les dernières sourates abrogent les précédentes. Mais le point est sensible et la discussion n’est jamais tout à fait close (ex. de la fameuse sourate : point de contrainte en religion).

c – Mahomet et les Hadiths

Beaucoup repose sur la vénération de Mahomet, de sa personne physique comme de ses faits et gestes. Il est le dernier prophète, le sceau de la révélation. Les hadiths (dits du prophète) forment, encore aujourd’hui, la base de la sagesse populaire musulmane où le Prophète demeure le « beau modèle ».

« Pour que vous sachiez quelle est ma place parmi les autres prophètes, imaginez un homme qui a construit une demeure qu’il a achevée et décorée, laissant seulement l’emplacement d’une seule pierre. Chaque fois qu’une personne y entre, elle dit : Quelle belle demeure ! Dommage qu’il manque cette pierre !

  Je suis cette pierre. » (dits du p. : Youssef Sedik Actes Sud 97

  « Personne d’entre vous n’aura la foi s’il ne m’aime pas plus que son père, ses enfants et toute l’humanité. ” (récit de Anas, Bukhari II 14)

La caricature de Mahomet est donc par extension aussi potentiellement explosive que la critique du Coran.

d – Conséquences

La complexité de l’héritage du Coran et davantage encore la laborieuse compilation des hadiths (publication de Bokhari :870) dont la collecte se poursuit sans discontinuer va se traduire par la nécessité de l’ijtihad : analyse critique (7ème à 10ème siècle en part.) qui va fonder la loi musulmane et se terminer par la « sunna », la tradition (vers l’an 900).

Ajoutons que toute question non résolue va donner lieu à examen et in fine à « consensus ». Les Occidentaux que nous sommes ont du mal à comprendre l’importance de cette notion de « consensus » qui fonde le droit musulman et qui affirme très clairement que la communauté musulmane ne peut être d’accord sur une erreur. Dès lors que le consensus existe, il a force de loi et ne saurait être contesté.

Le Coran et les Hadiths légifèrant dans le domaine séculier, pratique aussi bien que politique, ce dernier se trouve ainsi « sacralisé » et donc « sanctuarisé ».

Résultat : la Sunna bloque définitivement l’interprétation et fige la société musulmane dans l’immobilisme politico-religieux. Quelque temps encore, discussion : exemple des Omeyyades d’Andalousie et bien sûr d’Averroès, mais œuvres brûlées. Méfiance à l’égard de l’innovation : « bida ». Hypersensibilité à l’égard de toute critique (à fortiori caricatures).

En matière d’explication de cette hypersensiblité, je soumets à votre appréciation

3 pistes de réflexion :

Piste 1: le syndrome des origines

On peut se poser la question de savoir s’il ne s’agit-il pas d’un reflet des contradictions internes initiales du Coran et des Hadiths, difficilement surmontées par les docteurs et verrouillées par la suite : différence avec la religion juive et la chrétienne où l’effort d’interprétation n’a jamais cessé (tradition juive et grecque : influence des néoplatoniciens, tradition exégétique, linguistique, épigraphique etc. des études bibliques etc.) et à fortiori avec les religions orientales qui acceptent globalement le monde tel qu’il est..Le Musulman vit dans un univers où la loi religieuse est omniprésente, mais où l’exercice de la liberté est réduit à due concurrence..

Piste 2: Syndrome de la ruche

Le Coran enveloppe le Musulman d’un cocon protecteur (confort moral). Tout y est prévu et le ciel attend le croyant. Rappelons-nous Isabelle Eberhardt à l’heure de sa conversion à l’islam: « En cette heure bénie, les doutes étaient morts et oubliés. Je n’étais plus seule en face de la splendeur triste des mondes ». Plus le cocon est englobant, plus une attaque est ressentie comme inacceptable. Pour dire les choses autrement : tout système parfait s’expose à une épreuve mortifère dès que le réel le contrarie…

Piste 3: Syndrome de l’offense au pouvoir

La caricature est toujours une transgression. Religieux et politique étant intimement liés en islam, la caricature du religieux est perçue comme une atteinte à l’ordre social, le plus souvent géré par des régimes autoritaires. Or la soumission est le fondement même de la religion et le Coran y revient souvent : « Obéissez à Allah, obéissez au prophète et à ceux qui ont autorité sur vous », sourate 4, verset 62 . Ce n’est sans doute pas un hasard si la démocratie, au sens où nous l’entendons, a tant de mal à s’implanter en terre d’islam. Les régimes locaux se sentent dès lors obligés de réprimer ce qui leur paraît une atteinte à leur pouvoir.

Conclusion

Tout étant révélé et objet de consensus au travers de la sunna, l’islam supporte très mal la contradiction et encore moins la caricature : la critique des Textes est extrêmement difficile voire risquée pour ceux qui s’y prêtent (voir les annexes de ma « Lettre »). A fortiori, la caricature du divin est perçue comme sacrilège et blasphématoire.

 II/ La question des images dans l’islam (l’aniconisme): conséquences sur la caricature

A/ L’image en général

Le rapport de l’islam avec l’image est complexe

Le consensus n’est pas parfait sur la question de l’art figuratif, mais presque parfait sur la question de la représentation du divin

Les prescriptions du Coran et des Hadiths : à travers les images, c’est la lutte contre l’idolâtrie qui est en cause.

1/ Le Coran

Peu de sourates se rattachent à la question. Néanmoins :

  « Ô croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les statues [ou « les pierres dressées », selon les traductions…) sont une abomination inventée par Satan ; abstenez-vous-en et vous serez heureux. »

  (Coran, V, 92 ou V, 90 selon les versions)

  « Abraham dit à son père : prendras-tu des idoles pour dieux ? Toi et ton peuple vous êtes dans un égarement évident. »

  (Coran, VI, 74)

Ces extraits, parmi les plus significatifs du Coran en ce qui concerne les images, nous montrent plusieurs éléments:

-L’islam refuse nettement le culte des idoles, et donc la représentation de Dieu.

  – Dieu est considéré comme le seul créateur (Musavvir en arabe, le même mot est utilisé pour « peintre ») car le seul capable d’insuffler la vie. L’artiste ne peut donc être car Dieu ne peut accepter de rivaux. Néanmoins et comme le fait remarquer Silvia Naef, chercheuse spécialisée dans la question de l’image en Islam, « il serait ainsi difficile de trouver, dans le Coran, une « théorie de l’image » ou, du moins, une position bien définie à ce sujet. » [1] On n’y trouve rien de semblable à la très forte phrase de l’Exode (XX, 4) « tu ne te feras pas d’idoles, ni aucune image de ce qui est dans les cieux, en haut, ou de ce qui est sur terre, en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. »

2/ Les Hadiths (dits du prophète)

-« J’ai acheté un coussin avec des images dessus. Quand l’apôtre d’Allah (Mahomet) l’a vu, il est resté à la porte et n’est pas entré. J’ai remarqué un signe de dégoût sur son visage. […] L’apôtre d’Allah dit : – Les fabricants de ces images seront punis le jour de la résurrection. On leur dira : « mettez la vie dans ce que vous avez peint. ” (récit d’Aisha, Bukhari XXXIV 318)

– « Un homme vient voir Ibn ‘Abbas. Il dit : je suis peintre. Donne moi ton avis à ce sujet. [Ibn ‘Abbas] lui dit : je t’informe de ce que j’ai entendu dire par le Prophète (…) : tout peintre ira en enfer. On donnera une âme à chaque image qu’il a créée et celles-ci le puniront dans la Géhenne. [Ibn ‘Abbas] ajouta : si tu dois absolument en faire, fabrique des arbres et tout ce qui n’a pas d’âme ».

 Plus ou moins grand rigorisme selon les traditions locales et les influences extérieures :

Evolution (un mot) en Arabie, Perse chiite, Turquie, Inde moghole

B/ La représentation de Mahomet et des personnages saints

Un problème « aggravé » si besoin était concerne les représentations à caractère religieux. On considère la plupart du temps que les saints, les prophètes et les imams ne peuvent être représentés en Islam, avec de rares exceptions.

Ce n’est donc pas dans l’espace religieux qu’il faut chercher des figurations de personnages saints, mais dans des ouvrages profanes, comme des textes poétiques ou historiques. :

– Il n’existe pas de représentations religieuses dans la peinture arabe: celles-ci n’apparaissent que dans les mondes turcs et persans. Il faut moins y chercher une raison religieuse (même si les iraniens sont à majorité chiites, ils ont a peu près les mêmes idées en ce qui concerne l’image), mais historiques, politiques et sociales.

Ces représentations religieuses apparaissent tout d’abord dans la peinture persane des XIIIe-XIVe siècles. Les premiers manuscrits persans illustrés connus datent d’ailleurs de cette période. Certaines des illustrations figurent ainsi des thèmes musulmans comme la naissance de Mahomet ou Mahomet à la kaaba, ou encore des thèmes empruntés à la Bible et reconnus par les musulmans, dont deux belles illustrations de la légende de Jonas et la baleine.

Dans le monde Timuride comme chez les Safavides et les Qajars, les représentations de Mahomet et des autres saints se multiplient. Elles apparaissent aussi en Turquie ottomane à partir du XVe siècle. (manuscrit enluminé : vie de Mahomet : musée des arts islamiques Istanbul)

Plusieurs éléments sont fréquemment employés pour représenter les personnages saints. Ils sont tout d’abord auréolés de flammes (sauf dans de rares exceptions). Dans la première moitié du XVI ème siècle apparaît l’utilisation d’un voile pour masquer le visage de ces représentations, qui se généralise au XVII ème siècle, puis au XIX ème, les visages ne sont tout simplement plus peints.

C/ Conséquences sur la caricature du divin

Le rigorisme général à l’égard des images et plus encore des images saintes est à nouveau aggravé en matière de caricature : ajoute au problème de la représentation celui de l’atteinte à la foi. La caricature du divin est donc purement et simplement sacrilège et ceci à tous les niveaux. Elle est d’ailleurs plutôt rare, même chez les autres religions, encore que Juliette Delabarre rapporte un cas de caricature dès le douzième siècle dans un recueil de textes sur l’islam rassemblé par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny et comportant une traduction du Coran. Mais l’islam était à l’époque souvent perçu comme une simple hérésie.

Peu de changement aujourd’hui: variable selon les lieux, mais grande sensibilité des masses populaires dans des pays ou la plupart du temps la liberté de penser est réduite et où toute caricature est donc de façon générale perçue comme une insulte.

III/ Une évolution est-elle possible, est-elle souhaitable, est-elle inéluctable ?

A/ Possible ? Mahomet et la « table gardée » : toute innovation est très difficile, nous l’avons dit. L’interprétation métaphorique du Coran est perçue comme sacrilège. Tout est pris « au pied de la lettre ». Exemple : rôle minoré de la femme avec non ratification de la convention de Copenhague. L’islam a indiscutablement un problème avec la modernité et l’affaire des caricatures n’en est qu’une illustration. Pourtant tout ce qui est figé est contre nature et engendre inévitablement violence et déclin : or la pression est de plus en plus forte. La plupart des intellectuels et les élites le savent bien, mais risque pour eux : violence populaire (Salman Rushdie, décapitation, pendaison diverses en Arabie Saoudite, au Soudan et ailleurs), d’où large démission avec quelques exceptions.

B/ Souhaitable ? Je vais maintenant poser une question volontairement provocatrice : l’évolution est-elle souhaitable ? Reconnaissons ensemble que la prégnance du sacré dans les actes de sa vie quotidienne donne au musulman une force indiscutable, qu’elle ennoblit en quelque sorte la vie des plus pauvres, qu’elle permet à ces derniers d’affronter les vicissitudes de la vie l’espoir au cœur. La désacralisation a atteint en Occident un niveau tel qu’elle laisse beaucoup d’êtres humains désemparés devant l’existence. Si la religion a pu être qualifiée d’opium du peuple, elle est parfois aussi son réconfort. La plupart des hommes ont besoin d’un guide (cf. Eberhardt) Dans cette mesure, la révolte à l’égard des caricatures du divin peut être considérée comme saine : il n’y a pas si longtemps, les Chrétiens se seraient indignés (et parfois s’indignent encore) devant les atteintes à l’image du Christ…

C/ Inéluctable ? Pourtant l’évolution est inéluctable. Nous entrons à l’évidence dans une ère d’immenses changements (information, globalisation, aventure spatiale…) qui va tout relativiser, y compris des traditions religieuses estimables, mais vouées comme toute croyance humaine au dépassement, je dis bien dépassement et non reniement. Rien, absolument rien n’est immortel dans ce monde : l’histoire religieuse pas plus que le reste : Un changement radical de perspective est inéluctable et l’émergence d’une spiritualité nouvelle est indispensable. (voir mes quatre essais consacrés à la question : « Vers une nouvelle spiritualité », « Lettre à un ami musulman », « Eclats de vie », « L’esprit qui Veille » cf. Amazon.com) Tout ceci devrait reléguer le problème de la caricature du divin à un rôle accessoire.

Dans l’immédiat et pour préparer la suite, il faut réinscrire le Coran dans l’histoire; la caricature peut-elle y aider ?

Faut-il éviter toute provocation, voire pratiquer l’autocensure ? C’est une question. Position personnelle, je ne crois pas : la liberté de pensée ne se partage pas même si nous devons admettre que l’échelle des valeurs varie selon les civilisations. Nous avons tous un rôle à jouer, avec respect certes, mais fermeté. C’est Voltaire défendant pour le pricipe le chevalier de la Barre.

 Compléments et Annexes

 I/ Rôle de la femme

1/Coran

La femme dans l’islam est inférieure à l’homme en droit et en dignité (sourate 2, verset 228, sourate 4, verset 38). Dans l’héritage, elle a une demi part, en justice un demi témoignage, elle peut être répudiée à la seule discrétion du mari. Le code unifié établi par la ligue arabe qui représente le consensus musulman, stipule dans son article 20 que « la femme ne se marie qu’à l’initiative et sur décision du tuteur matrimonial », etc., etc.

2/ Hadiths

Le prophète a dit : « J’ai pu considérer le feu (l’enfer) et voir que la majeure partie de ses habitants sont des femmes » (Boukhari)

« La perfection a existé chez un grand nombre d’hommes. Mais il n’y a pas eu de femmes parfaites » (Boukhari)

« Le témoignage d’une femme n’est-il pas la moitié du témoignage d’un homme ? Certes oui, répondîmes-nous. Cela, reprit-il, tient à l’infériorité de son intelligence » (Boukhari)

« La femme a été formée d’une côte et elle est tordue comme une côte. Si vous tentez de la redresser, elle casse. Alors, laissez-la être tordue et jouissez-en comme d’une tordue » (Muslim, 8, 37, 3466, 3467 et 3468)

II/Question des images

I/ “ Aisha raconte qu’elle avait suspendu un rideau avec des images sur un meuble. Le Prophète a déchiré le tissu et elle en a fait deux coussins qui sont restés dans la maison pour que le Prophète puisse s’asseoir dessus. ” (récit d’al Qasim, Bukhari XLIII 65

 “ Aisha avait un rideau épais (avec des images) et elle a caché une partie de la maison avec. Le Prophète lui a dit : – Écarte-le de ma vue, parce que ses images viennent à mon esprit pendant mes prières. ” (récit d’Anas, Bukhari LXXII 842)

note 52 Boespflug

II

A- Il y a consensus d’opinion sur l’interdiction des idoles et des statues, comme le rapporte notamment Qâdhi ’Ayâdh r.a.

B- Il est permis de produire ou d’acquérir une image représentant quelque chose d’inanimé (arbre, paysage…), à condition que cette chose ne soit pas l’objet d’un culte pour une quelconque religion.

C- Il est permis de garder des images d’êtres animés, si elles sont de très petite taille, comme c’est le cas sur les pièces de monnaies par exemple.

D- C’est au sujet des images représentant des créatures animées (homme, animal) que les avis entre les savants divergent :

Si une image de ce genre est placée à un endroit où on ne lui accorde aucune considération (sur un tapis par exemple…), selon l’avis d’une bonne partie des oulémas, il est permis de la conserver, comme le rapporte l’Imâm An Nawawi r.a. dans son commentaire du Sahîh Mouslim.

Et si elle est placée ailleurs (sur un rideau, un vêtement ou accrochée au mur par exemple…), alors selon les savants des écoles hanafite, châféite et hambalite, il n’est pas permis de la garder. Mais d’autres savants (dont une bonne partie des oulémas de l’école mâlékite) pensent au contraire que, même dans ce genre de cas, il est permis de garder de telles images sous certaines conditions :

• l’image ne doit pas représenter une divinité ou une créature à laquelle un culte est voué.

• l’image ne doit pas être le produit d’un artiste qui cherche par son geste à imiter la création de Dieu.

• l’image ne doit pas non plus avoir pour but de glorifier ou de vénérer une personnalité humaine.

(Certains des savants qui partagent cet avis pensent que les images n’étaient pas permises au début de l’Islam, puisqu’elles ont été autorisées, et l’interdiction n’est restée que pour les idoles et les statues.) En ce qui concerne la photographie…

Pour en venir maintenant à la question de la photographie, il est encore une fois évident que sur ce point aussi, les avis sont partagés, et ce, pour la simple et bonne raison que ce procédé n’existait pas à l’époque du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam). Pour pouvoir statuer sur la question, les oulémas ont eu recours au « Idjtihâd ».

Certains oulémas (c’est le cas notamment d’une bonne partie des savants indo-pakistanais ainsi que ceux d’Arabie Saoudite ; Cheikh Albâni r.a. était également de cet avis…) comparent la photographie à l’image dessinée, et la déclarent illicite si elle représente une créature animée (hommes, animaux…), sauf en cas de nécessité (Papiers d’identité…).

De très nombreux autres savants contemporains considèrent au contraire que la photographie n’est qu’un reflet de la réalité (à l’instar du reflet qui apparaît dans un miroir) et ne peut être comparée à une image dessinée. Selon eux, la photographie est donc permise, tant qu’elle ne montre pas quelque chose d’illicite. Cheikh Wahbah Zouheïli défend cet avis dans son ouvrage « Al Fiqh oul Islâmiy wa Adillatouh » (Volume 9 / Page 238).

Dominons le monstre

Dominons le monstre : « l’Esprit qui veille »

Depuis bien des années, je vois grandir le monstre. Il s’est d’abord appelé écran, envahissant mes jours et mes nuits, offrant sans discontinuer les visions hypnotiques me permettant d’oublier le pourquoi vivre et le pourquoi mourir, noyant dans son bruit éternel les raisons de mes angoisses. Il m’a occupé, distrait et consolé jusqu’au jour où j’ai compris que derrière sa perpétuelle agitation, il n’y avait en définitive que du vent…

Alors sont apparues les tentations du discours téléphonique permanent, permettant où que je sois de m’adresser à des proches, quitte à les insupporter de mes assiduités. Mais à ma surprise, ils en redemandaient plutôt. Et c’étaient des : « raconte-moi », des « es-tu sûr ? » ou encore « que fais-tu » ? Ainsi dans un océan de paroles me suis-je habitué à quêter une approbation immédiate. Et j’y ai pris plaisir, oubliant à cette occasion mes tourments comme mes devoirs. À quoi bon affronter la douloureuse réalité lorsque à tout instant un appel permet de s’évader du cycle lancinant des doutes ? Pourtant, après un moment, j’ai compris que là n’était pas non plus la réponse à mes interrogations…

Mais voici que se présente le troisième monstre, plus insidieux encore, qui propose à chaque instant les avantages d’un prétendu contact avec une horde d’amis de hasard, mais aussi la possibilité de participer à l’immense actualité qui, heure après heure, déroule son cours implacable. Et je suis attiré, tenté, ébloui, terrorisé, par ce flot qui ruisselle devant ma porte. Puis-je encore y échapper ? Je n’en suis pas sûr, car il est bureau et toujours l’écran est là, tyran délicieux qui s’allume, sonne, et me convie au  

Depuis bien des années, je vois grandir le monstre. Il s’est d’abord appelé écran, envahissant mes jours et mes nuits, offrant sans discontinuer les visions hypnotiques me permettant d’oublier le pourquoi vivre et le pourquoi mourir, noyant dans son bruit éternel les raisons de mes angoisses. Il m’a occupé, distrait et consolé jusqu’au jour où j’ai compris que derrière sa perpétuelle agitation, il n’y avait en définitive que du vent…

Alors sont apparues les tentations du discours téléphonique permanent, permettant où que je sois de m’adresser à des proches, quitte à les insupporter de mes assiduités. Mais à ma surprise, ils en redemandaient plutôt. Et c’étaient des : « raconte-moi », des « es-tu sûr ? » ou encore « que fais-tu » ? Ainsi dans un océan de paroles me suis-je habitué à quêter une approbation immédiate. Et j’y ai pris plaisir, oubliant à cette occasion mes tourments comme mes devoirs. À quoi bon affronter la douloureuse réalité lorsque à tout instant un appel permet de s’évader du cycle lancinant des doutes ? Pourtant, après un moment, j’ai compris que là n’était pas non plus la réponse à mes interrogations…

Mais voici que se présente le troisième monstre, plus insidieux encore, qui propose à chaque instant les avantages d’un prétendu contact avec une horde d’amis de hasard, mais aussi la possibilité de participer à l’immense actualité qui, heure après heure, déroule son cours implacable. Et je suis attiré, tenté, ébloui, terrorisé, par ce flot qui ruisselle devant ma porte. Puis-je encore y échapper ? Je n’en suis pas sûr, car il est séduction de l’image, illusion de participation, espoir d’existence partagée. Et hébété, ballotté, bâillonné, je me rends pieds et poings liés au Moloch dont le but est de me réduire à merci. Mais quel but poursuit-il au fait ? S’agirait-il de me faire comprendre pourquoi je suis là, de répondre en quelque manière à la certitude de la vieillesse qui s’approche, de la mort qui attend ? Non, rien de tout cela, il s’agit simplement de remplir le vide de mes jours par un grand banquet de néant. Je me lève et je regarde les dernières dépêches, je vais à mon travail et je reçois les messages qui affluent, je suis au bureau et toujours l’écran est là, tyran délicieux qui s’allume, sonne, et me convie au grand partage du rien.

C’est à la prise de conscience de ce rien qu’aspire le livre cité. Nous devons nous détacher du monde des apparences, nous souvenir que notre existence vaut mieux que le torrent qui déferle, nous rappeler que par delà l’instant existe en nous l’intuition de l’éternité. Oui « l’Esprit qui veille » sur l’univers et dont la science d’aujourd’hui nous permet de mieux cerner les contours attend que nous choisissions la voie du silence et non celle du bruit, celle de la prière et non celle du bavardage, celle de l’action consciente et non celle de l’irresponsabilité permanente. La route est pavée d’embûches, mais il s’agit de vivre… Dominons le monstre ! 

Conférence aux rencontres de Cluny

Je voudrais commencer en disant tout le plaisir que j’ai ressenti à lire les œuvres de ceux qui sont avec nous aujourd’hui (Frédéric Lenoir). Vaste culture, modestie dans le propos, honnêteté intellectuelle, sincérité dans la recherche, m’ont impressionné.

En quoi suis-je différent? Qu’ai-je voulu faire?

Compte-tenu de mon âge, j’ai vu beaucoup changer le monde, s’effondrer les certitudes anciennes, sombrer les idéologies et fleurir les intégrismes religieux. J’ai participé à ma place, pleinement immergé dans le siècle, à ces changements tout en m’efforçant désespérément de ne pas perdre de vue ce qui pour moi était essentiel, le contact avec l’invisible.

Ballotté entre raison et intuition, entre logique et aspirations spirituelles, j’ai beaucoup erré de par le monde et j’ai cru éprouver parfois le souffle passager de l’illumination. Mais, en bon héritier de la pensée grecque, je crois aussi à la nécessité de soumettre l’irrationnel à l’analyse, de placer les données de l’intuition dans une perspective historique.

Que nous enseigne cette perspective? Eh bien, elle nous apprend que l’humanité, et avec elle la spiritualité, ont toujours progressé par bons successifs dans lesquels les révélations, l’intuition, et ce que j’appellerai la « conscience souterraine » de l’espèce, ont joué un rôle central.

Le savant et philosophe Heisenberg écrivait à ce propos dans le « manuscrit de 1942 », écrit au plus profond des ténèbres nazies :

« L’homme individuel ne doit jamais croire qu’il puisse exercer une emprise réelle sur le cours de l’histoire par des idées ou des programmes nouveaux. L’histoire du monde reçoit sa forme de puissances différentes et plus fortes et ce ne sont pas les hommes qui font l’esprit des époques. L’homme individuel peut tout au plus trouver la trace de l’esprit de l’époque, pressentir son effet et lui donner une forme (Gestalt) déterminée avec des mots. (Vient maintenant le plus important) Naturellement ces mots peuvent alors être les cristallisations par lesquelles un changement préparé de longue date s’accomplit subitement comme par enchantement. Mais il est clair aussi que l’homme individuel n’est alors qu’un outil, et non la force d’impulsion de ce qui s’accomplit… »

Je pense que nous sommes à la veille d’un changement de ce type.

Pourquoi ?

La radicalisation du monde s’exprime par l’accentuation des jugements noir et blanc, apparitions de courants religieux sûrs d’eux mêmes, le caractère irréconciliable des certitudes opposées, type « le bien et le mal », la recherche forcenée de l’unité dans la conduite de la vie ou des sociétés, le refus des contradictions créatrices qui sont pourtant l’essence même de l’homme. Ceci rappelle de funestes souvenirs car l’unité en tant qu’exigence absolue est meurtrière par essence (Le régime nazi était l' »archisymbole » de l’unité avec sa devise « ein Volk, ein Reich, ein Führer » : on a vu le résultat.)De mon point de vue, une mutation explosive se prépare vers un nouvel état métastable de l’humanité. Je dis bien état métastable et non pas comme le pensent certains fondamentalistes chrétiens ou musulmans apocalypse pure et simple car je ne crois pas que l’humanité puisse ainsi s’arrêter en chemin. Je la crois promis à un destin plus haut et j’y reviendrai.

Face à ce contexte inquiétant, l’architecture de Vers une nouvelle spiritualité  est donc ternaire: constatations, contestation, reconstruction.

Les constatations, l’inventaire, sont celles du monde d’aujourd’hui, sur la route des catastrophes : l’inégalité croissante du développement économique, l’évolution divergente des convictions religieuses, la perte des repères chez beaucoup de vieux pays, l’apparition du fanatique armé, font craindre le pire.

La contestation, c’est l’observation du fait qu’il est vain d’attendre des religions anciennes qu’elles répondent aux défis de notre époque et encore plus aux défis de demain; il n’est pas question de rejeter le riche héritage des siècles, mais l’aggiornamento est très difficile voire impossible et la synthèse style « new age » une vue de l’esprit. Quant à la tolérance, certes nécessaire, elle n’est pour moi qu’une vertu défensive.

De plus, un événement sans exemple dans l’histoire de l’humanité s’annonce, la conquête de l’espace, en même temps que se développe la conscience du caractère miraculeux et menacé de la vie sur notre terre. Or cette conquête, ce que j’ai appelé la « diaspora des étoiles » va amener un changement de perspective radical dans le regard que nous portons sur nous-mêmes et donc sur la spiritualité humaine.

La nécessaire reconstruction qui peut seule permettre de mettre en perspective, de donner un sens, d’offrir une issue à la catastrophe qui se prépare et qui est dans mon esprit inévitable, c’est donc l’émergence d’une nouvelle spiritualité qui prenne en compte les changements fondamentaux de notre environnement. Tel est bien le but des « jalons pour une spiritualité nouvelle » que je me suis efforcé de poser. La démarche, démesurée, je le reconnais, est fondée sur la logique, mais plus encore sur l’intuition, sur les quelques illuminations qui ont traversé ma vie. L’une d’entre elles a donné lieu à un long poème écrit sous le feu de l’inspiration et dont chacun jugera à sa façon…

Disons pour résumer que j’ai tenté de définir quelques éléments d’une « voie de recherche » ouverte à tous et appuyée sur une expérience personnelle.

Ce livre m’a valu de nombreuses lettres, d’horizons divers, en particulier musulmans : des confessions d’une grande sincérité, des pages et des pages de citations. J’ai été amené à leur répondre par un écrit collectif intitulé « Lettre à un ami musulman ». Dans cette réponse, je me suis élevé en particulier contre la tentation de la » fin de l’histoire » qui est très prégnante dans l’islam (Mahomet : « sceau de la révélation » ), et je considère que cette réponse fait maintenant partie intégrante de mon livre.

Enfin, plusieurs lecteurs m’ont fait reproche de ne pas avoir assez explicité les modalités de la recherche spirituelle que je préconise, de ne pas avoir mieux jalonné sa pratique quotidienne. Je suis donc engagé dans la rédaction de ce que j’appellerai pour le moment et faute de mieux des « exercices spirituels » adaptés à notre temps, avec chaque fois leur raison d’être et leur méthodologie.

Voilà donc la substance de mes réflexions actuelles. J’en mesure le caractère présomptueux. Vouloir poser les jalons d’une spiritualité adaptée à notre époque relève sans doute de la folie, à moins que ce ne soit de la bêtise. Et pourtant, je persiste et signe. Dans les solitudes de l’Himalaya, du Taurus ou de la Patagonie, comme dans les couloirs des hopitaux, voire dans les réunions professionnelles les plus tendues, j’ai conçu ce livre dont je souhaiterais qu’il soit un point de départ. Les lettres reçues m’encouragent dans cette voie. Si mon appel est entendu, j’en serais content. S’il ne l’est pas, j’aurais conscience d’avoir à tout le moins accompli ma tâche, telle que je la conçois. Et je terminerais par une dernière citation empruntée à nouveau au « Manuscrit de 1942 » de Heisenberg :

« Même le fracas le plus bruyant des grands idéaux ne doit pas nous troubler et nous empêcher d’entendre le faible son dont tout dépend… Ce qui importe en définitive, c’est celui qui garde les prisonniers et qui ne pourra se retenir de leur glisser, malgré l’interdiction, un morceau de pain… »

Et il conclut:

« Puissent les quelques hommes pour qui le monde rayonne encore se rassembler et se reconnaître, puissent ceux qui connaissent encore la rose blanche ou qui peuvent distinguer le timbre de la corde argentée s’unir maintenant ».

(Allusion à Gottfried Keller, auteur du 19 siècle pour qui la rose blanche représentant la pureté et le son de la corde argentée la beauté pure)

L’honnête homme du XXIème siècle

Les articles récemment parus sur les modifications de l’attitude culturelle des Français amènent à une réflexion de fond. Le déplacement qui s’y exprime de la culture livresque traditionnelle et plus récemment télévisuelle vers une culture dans laquelle internet sous ses différents aspects prend une place de plus en plus importante pose la question de savoir s’il s’agit là d’une régression ou au contraire d’un enrichissement.

Commençons par une constatation décourageante : il est accablant de voir la place qu’ont pris dans la vie intellectuelle d‘aujourd’hui les spécialistes de toute nature : archéologues d’une sous-époque à l’intérieur d’une sous-civilisation, structuralistes spécialistes des mœurs d’une sous-tribu ou d’un sous-langage, analystes de tel sous-mouvement pictural, médecins d’une sous- spécialité, et pire encore, gardiens jaloux de la pensée unique ne laissant à l’expression écrite traditionnelle que la part du politiquement, sexuellement et moralement correct. Tout cela ne laisse plus à celui qui s’efforce de garder la tête claire qu’un sous- espace de pensée que chacun lui dénie d’ailleurs dès qu’il s’efforce de parler d’un sujet, quel qu’il soit. Il ne s’agit pas de nier ce que le principe de spécialité apporte tous les jours aux diverses sciences, il s’agit simplement d’en limiter les excès. Le principe de spécialisation à outrance est un des grands malheurs de notre époque.

S’ajoute à cela l’intolérable jargon des pseudo-spécialistes autoproclamés, tout particulièrement celui des socio-philosophes d’aujourd’hui qui confondent trop souvent science et pensée abstruse. Il est insupportable de noter sous la plume de tel ou tel une profusion d’expressions incompréhensibles sauf pour les seuls initiés, le tout aboutissant à des chapelles dont chacun est à priori exclus par le seul fait du langage. Cicéron, Sénèque, Plutarque, Montaigne, Chateaubriand, Renan, Bergson, le père Teilhard et même Girard maintenant, s’exprimaient ou s’expriment simplement, ce qui a toujours été la marque du vrai talent.

Or internet sur ce plan offre un espace beaucoup plus ouvert. La plus grande liberté y règne et cela est réconfortant. Pourquoi et vers quoi notre civilisation avance-t-elle d’un pas de plus en plus rapide, comment chacun de nous s’inscrit-il dans ce mouvement, voilà la question à laquelle prétendraient répondre les seuls « professionnels » de la sociologie des groupes humains ? Eh bien non ! Nous disons qu’il est grand temps de redonner leur place à ceux qui, au milieu des clameurs des spécialistes de tous bords, s’efforcent, de se pencher sur les causes premières de leur vie et sur l’évolution de leur environnement, nous disons qu’il est grand temps de redéfinir ce que peut être l’honnête homme de notre temps. Et la culture d’internet peut y aider.

Voyons pourquoi :

Il était naturellement plus facile au dix-septième siècle de prétendre à une certaine universalité, à l’époque inévitablement livresque, tant le volume des sciences et des idées était encore réduit, et il est non moins clair que la masse inouïe de connaissances accumulées depuis cette époque comme d’ailleurs la surabondance des œuvres littéraires de tous les temps, disponibles maintenant à l’échelon mondial, rend illusoire pour quiconque toute prétention à la maîtrise ne serait-ce que d’une infime partie, du savoir actuel.

Acceptons donc cette limitation sans abdiquer pour autant notre indépendance d’esprit, ni renoncer au jugement droit que revendiquaient les Grecs ou les Romains. Mais comment prétendre à ce même jugement s’il est admis qu’il ne peut plus être fondé que sur une connaissance imparfaite, la philosophie, grande affaire de ces mêmes Anciens, étant elle-même devenue avec le temps affaire de spécialistes ? Telle est bien la question sur laquelle nous nous proposons de réfléchir.

Certes des revues de vulgarisation existent et ne sont pas à dédaigner. Les sciences exactes en particulier ne manquent pas d’œuvres de qualité répondant à cet objectif. L’astrophysique, la médecine, la chimie savent rendre intelligible au plus grand nombre l’essentiel des percées actuelles de leur spécialité. Mais il ne s’agit là au mieux que de quelques thèmes, les sciences humaines et à fortiori la philosophie et la littérature répugnant à de tels travaux.

Une autre approche est nécessaire :

 Le rôle de la culture générale, disons de l’éducation au sens large, a toujours consisté à « apprendre à apprendre », à développer l’esprit critique en faisant réfléchir sur le bien fondé d’opinions contradictoires, rendant ainsi chacun capable de se former un jugement raisonnable à la lumière des outils disponibles. C’était autrefois le rôle des bibliothèques de fournir le complément d’information nécessaire à celui qui s’intéressait à un domaine particulier de la pensée, sans oublier la poésie ou le roman, grands pourvoyeurs de thèmes de réflexion.

À l’heure où le départ vers les étoiles s’approche, l’indépendance d’esprit est plus nécessaire que jamais, mais les bibliothèques, submergées par l’expansion vertigineuse des connaissances, comme d’ailleurs de la production littéraire, ont bien du mal à suivre et les lecteurs à y entrer. Demeure une méthodologie, celle de l’éducation permettant de développer l’intelligence critique, et des morceaux choisis donnant accès aujourd’hui comme hier, à l’essentiel de la pensée des grands penseurs d’autrefois. Mais cela ne saurait suffire…

 C’est là qu’intervient la formidable bibliothèque d’Internet qui offre, dans la plupart des matières, un accès quasi immédiat au savoir mondial au prix d’un apprentissage technique minime. La difficulté consiste à faire le tri entre la masse des informations proposées et à vérifier les sources.

Il nous semble que c’est à cela que doit tendre la formation des jeunes d’aujourd’hui. Il faut adapter les méthodes de l’éducation traditionnelle, toujours indispensable bien sûr, à l’apprentissage d’un outil exceptionnel par sa puissance, mais forcément imparfait. Il faut développer le goût de la recherche personnelle en même temps que le besoin de comparer, authentifier, analyser la masse d’informations disponibles. Il ne suffit pas d’avoir accès à la science, encore faut-il être capable de tracer son chemin entre les données et les conclusions proposées.

Ce travail est celui qui distinguera l’honnête homme du vingt et unième siècle. Il faut certes recommander à celui que la matière intéresse de faire l’effort d’entrer dans la pensée d’un auteur en pénétrant plus avant l’œuvre originale, mais, à moins d’y passer sa vie et de devenir lui-même un spécialiste, il ne saurait songer à tout connaître. Et il est non moins vrai que, pris dans l’agitation du quotidien, nombre d’entre nous veulent avoir accès à l’essentiel sans disposer du temps nécessaire pour tout lire. Plutôt que de baisser les bras devant l’immensité de la tâche, il faut donc apprendre à ouvrir sans honte les rubriques consacrées à tel auteur, ou tel sujet particulier en allant à l’aventure, mais de façon aussi méthodique que possible.

Reste le domaine littéraire pur, celui de la poésie, de l’essai et du roman. Que peut apporter dans ce domaine internet ? Il nous semble que, par delà la numérisation en cours de nombre d’ouvrages qui ouvre quoi qu’on puisse penser, une possibilité de retour à l’écrit, la variété de l’offre disponible sur une série de sites marchands comme la possibilité pour les auteurs de faire valoir leurs idées, constituent une incitation puissante à la lecture. Il s’agit, là comme ailleurs de « créer » ou plutôt de recréer sans honte un « marché », en l’espèce celui de la culture, à l’instar de ce qui se passe dans d’autres domaines, sous une forme ouverte et accueillante à tous. Il est vain de nier les évolutions qui se dessinent, il est temps au contraire d’en tirer parti.

À ce prix et à ce prix seulement, il doit être possible de voir naître l’honnête homme du vingt et unième siècle, celui qui va devoir vivre une mutation de l’humanité sans exemple dans l’histoire, mutation qui va demander l’apparition d’un type humain nouveau, doté de moyens de réflexion à la hauteur des enjeux qui l’attendent.

Rencontre avec le commandant Cousteau

J’ai connu le commandant Cousteau, aux Etats-Unis d’abord lorsque son fils Philippe trop tôt disparu étudiait au MIT, en France ensuite lorsque bien des années plus tard, j’eus l’occasion de déjeuner avec lui en tête-à-tête dans le cadre de mes activités professionnelles de l’époque. Il avait pris de l’âge, mais avait gardé cette conscience aigue de l’intérêt à long terme de la planète Terre qui l’a toujours caractérisé. Je me souviens parfaitement de notre conversation et les désastres récents, marée noire du Golfe du Mexique ou accident nucléaire japonais, me l’ont remise en mémoire avec force.

Cousteau était ce que j’appellerai un pessimiste actif : sans illusion sur la volonté de voir l’humanité sacrifier son confort à son intérêt à long terme et pourtant plein d’enthousiasme lorsqu’il s’agissait de mettre de l’ordre là où cela s’avérait possible.

Ce jour-là, il s’adressait à moi en tant qu’actionnaire responsable de plusieurs affaires au sein d’un grand établissement financier et, après que nous avons fait ensemble le point sur divers sujets, la conversation passa sur le destin de nos descendants :

« Voyez-vous, me dit-il, pour moi, l’humanité tout entière est montée sur un char gigantesque. Et ce char roule de plus en plus vite. Vers quoi, elle ne le sait pas elle-même. Mais ce qui est grave, c’est qu’il n’y a personne à la barre. »

Je l’écoutais en silence, pensant que pour le marin qu’il était, la barre était le seul organe de conduite qu’il pouvait imaginer, lorsqu’il reprit en me regardant avec un petit sourire :

-J’oubliais un détail. Autour des énormes roues qui accélèrent sans cesse s’activent une armée de graisseurs qui huilent les moyeux jour et nuit.

– Quelle drôle d’idée, commandant !

Son sourire s’accentua :

– Vous faites partie, de ces graisseurs, cher ami, et parmi les plus efficaces.

– Comment cela, rétorquai-je quelque peu choqué ?

– Eh bien oui, sans vous en rendre compte, vous êtes là pour que la machine tourne sans grincement, de plus en plus rapidement, vers l’abîme que l’on devine au loin.

– Je suis là pour que les affaires dont je suis responsable prospèrent, au service de la collectivité, de leur personnel et de leurs actionnaires, répliquai-je vexé…

– C’est peut-être ce que vous croyez, mais le résultat final est ce que je vous dis. De plus, permettez-moi de penser que votre ordre n’est pas le bon. Vos affaires sont menées au service de leurs actionnaires d’abord, de leur personnel ensuite, de la collectivité nationale parfois, mais jamais de la collectivité humaine en général. Votre poste est à ce prix.

Cette parole m’a longtemps hanté et je pense qu’il avait raison. Si les dirigeants d’aujourd’hui par-delà la prospérité des sociétés dont ils ont la charge voulaient bien prendre le temps de réfléchir, ils s’apercevraient que le plus souvent, ils donnent toutes leurs forces, ils consacrent toute leur intelligence, à un microcosme fermé sur lui-même. Tant que les responsables ne seront pas capables d’inscrire leur action dans le cadre de l’intérêt de l’humanité, le monde continuera à courir à sa perte.

Lorsque j’ai entendu les explications embarrassées des dirigeants de BP à propos des fuites de pétrole consécutives à l’explosion de leur plate-forme pétrolière dans le Golfe du Mexique, comme celles des dirigeants de Tepco concernant les avertissements reçus sur les risques de la centrale de Fukushima, j’ai repensé à ces commentaires donnés sous forme de boutades par un vieux sage quelque peu désabusé, mais qui allait droit à l’essentiel. Oui, il est temps pour les dirigeants de méditer sur leur responsabilité écologique comme il est nécessaire pour les gouvernants de se souvenir qu’ils ne devraient pas placer leurs actes sous le signe égoïste de leur seul pays. Nous sommes tous coresponsables de la planète qui nous porte et qui ne tardera pas longtemps à nous rappeler à l’ordre. C’est d’ailleurs ce que je souligne dans le livre que je compte faire bientôt paraître et qui s’interroge sur une recherche spirituelle capable d’unir les hommes en notre temps d’individualisme forcené et d’argent roi.

Hommage à Cousteau !